mercredi 28 janvier 2009

L'Etat

Repères conceptuels
Etat de nature / Etat social
Par état de nature, les philosophes du contrat social, tels Hobbes (philosophes anglais, 1588-1679) et Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778), entendent « la condition naturelle de l’homme », autrement dit l’état des hommes hors de la société civile. Cet état n’a probablement jamais existé d’une manières générale dans la monde entier. Il s’agit d’une hypothèse qui permet de discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’existait pas de pouvoir visible, de lois pour tenir les hommes en respect et les lier par la crainte des châtiments à l’exécution de leurs conventions. Par état social, on entend l’état des hommes dans une société organisée politiquement et juridiquement.


Définition, problématisation.
Du latin status (de stare, se tenir debout), le mot Etat n’apparaît qu’au XVIe siècle chez Machiavel (philosophe italien, 1469-1527) en particulier. Il désigne alors « une physionomie historique » du politique. La Cité antique – Sparte ou Athènes – n’est pas un Etat. Elle se caractérise, selon Hegel (philosophe allemand, 1770-1831), comme une belle totalité vivante où les citoyens ne sont ce qu’ils sont que parce qu’ils font corps avec la Cité. La Civitas romaine a pris, sous la République (509-31) et l’Empire (31 av. J.-C.- 476 ap. J.-C.), des formes diverses, mais elle constitue la res publica. Pas plus que la Cité grecque, la Civitas romaine n’est une forme politique conceptuellement pensée : elle est une réalité concrète. Quant à la féodalité médiévale, les rapports politiques y sont en fait des relations inter-personnelles : l’engagement vassalique, le serment de fidélité sont des rapports privés et s’établissent de personne à personne. La vie politique éparpillée en de multiples seigneuries ne peut avoir de caractère unitaire. L’idée d’Etat n’apparaît qu’avec la volonté de distinguer les rapports de gouvernant à gouvernés, des rapports privés de maître à sujets. La notion d’Etat implique l’idée d’un pouvoir qui transcende les volontés particulières de ceux qui commandent.

Dans une société déjà assemblée et dont la cohérence est assurée, l’Etat fait figure d’institution politique par excellence : il porte et il met en œuvre la recherche collective d’une fin collective (liberté, justice, bonheur, etc.). Dans le cas inverse, l’Etat doit au contraire considérer sa propre existence institutionnelle comme un résultat fragile qu’il s’agit de perpétuer faute d’une meilleure ambition possible. Ainsi, l’Etat doit-il rechercher le bonheur ou la vertu des individus, ou bien se contenter d’être ?
Question : L’Etat doit-il se soucier des moindres aspects de la vie en société, ou bien se contenter d’assurer la condition de possibilité de fonctionnement autonome de cette société ?

L’Etat se définit comme l’autorité souveraine sur un peuple ou sur un territoire. L’autorité de l’Etat est double. Tout d’abord son autorité est politique, au sens de détermination d’objectifs et de fins souhaitables, ou au moins possibles. Mais dans un second temps, cette autorité se présente aussi comme administrative, au sens de l’application et de la garantie d’une réglementation restrictive. Jusqu’à quel point le politique peut-il résister à l’effet de structure lié à la dimension administrative ? Le pouvoir de l’Etat n’a-t-il pas tendance à se spécialiser dans l’administration et la gestion, plutôt que dans le politique ? La structure issue de cette spécialisation ne risque-t-elle pas alors d’étouffer toute autre fin possible ?
Question : L’Etat n’est-il plus que structure ou peut-il encore être en mouvement ?



1. L’Etat et sa portée.
a) La légitimité de l’Etat.

La conception de l’Etat comme addition de volontés individuelles comporte un risque de soumission de la part de l’Etat au système des besoins (comme le phénomène récent de sur-développement des échanges, par exemple). C’est la raison pour laquelle Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) considère que l’Etat procède d’autre chose : si en effet « on confond l’Etat avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un Etat » . Une telle position fonde ce que l’on appelle l’essentialisme politique, qui prête à l’Etat une essence qui transcende le contrat. L’étymologie alimente cette conception : le mot « Etat » est le substantif du verbe être. L’essentialisme affirme ainsi que l’Etat est ce qui est ou, dans le vocabulaire hégélien, la réalité effective de l’idée morale. L’Etat repose alors sur un principe métaphysique qui transcende les volontés individuelles ou collectives.

Le contrat représente une parade à ce risque : la légitimité de l’Etat est alors immanente aux co-contractants (et non plus transcendante). Ce n’est plus une idée, mais les règles dont les co-contractants ont convenu qui légitiment l’Etat. Ces limites posent la question de savoir ce qui peut advenir une fois que ces règles sont franchies : le viol du contrat par l’Etat autorise-t-il les citoyens à se révolter ?
Reste à déterminer comment la volonté citoyenne doit s’exprimer. La volonté générale suffit-elle à donner à l’Etat sa dimension universelle ? Un écart subsiste entre le général et l’universel, tant que le général peut être relégué au collectif ou au majoritaire. Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) entend par volonté générale une volonté universelle qui transcende les individus, par opposition à la simple accumulation des volontés (il appelle alors cela la volonté de tous) : « il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières » . L’intérêt général n’est donc pas réductible à la somme des intérêts particuliers : mais en même temps, quel sens aurait une définition de l’intérêt général qui ne rencontrerait aucun des intérêts particuliers ? Pour faire le bonheur de tous, faut-il ne faire le bonheur de personne ?

b) L’ambition de l’Etat.
L’Etat peut vouloir être minimal : le courant de pensée qui vise cet objectif est appelé le libéralisme. Ce courant met en son centre la notion de liberté individuelle ; il considère donc que les finalités possibles de l’existence comme la richesse, le bonheur, la vertu ou la paix relèvent strictement du choix individuel. L’Etat renonce ainsi à s’occuper du bonheur individuel, pour ne se charger que de garantir les conditions de possibilité de l’épanouissement de la liberté individuelle. Sa mission essentielle consiste donc à prendre toutes les mesures propres à garantir cette liberté individuelle. Pour cela, on retrouve souvent la sécurité au premier rang des obligations que se donne l’Etat. Dans le champ de l’économie, un Etat libéral s’interdira toute intervention craignant de troubler le libre jeu de l’échange.

L’Etat libéral s’accompagne nécessairement d’un certain nombre d’inégalités de fait : les favorise-t-il pour autant délibérément ? C’est la notion d’égalité des chances qui doit y pourvoir, même si cette idée n’assure jamais la résolution de toutes les situations. L’égalité des chances ne compense donc pas l’inégalité des résultats, mais en rend la perspective plus supportable en montrant qu’elle est une fatalité collective et non nécessairement individuelle. C’est au contraire en refusant l’inégalité des résultats que l’Etat peut se vouloir maximal, à partir de l’idée que la non-intervention est une forme de démission. Ainsi, l’Etat maximal veut-il faire son affaire du bonheur individuel, qu’il s’agit de réaliser en l’incluant dans une fin collective. Lors de la reconstruction des nations européennes, l’Etat est ainsi devenu l’Etat-Providence, celui dont on attendait tout. Encore faut-il admettre le risque d’interventionnisme ou de dirigisme que recouvre l’idée que chacun doit trouver son bonheur dans la fin collective proposée ou imposée.

Lorsqu’il s’agit de protéger ou de promouvoir une fin, l’Etat peut-il recourir à la force ? Même si le rôle de l’Etat se limite à la protection des personnes et des biens, il faut pour cela pouvoir appliquer des règles et recourir à la force. L’usage de la force devient-il légitime du moment que c’est l’Etat qui l’emploie au nom du droit ? Cette spécificité peut en tout cas faire figure de trait essentiel de l’Etat, que Max Weber (sociologue et économiste allemand, 1864-1920) analyse à partir de l’idée d’un monopole de la violence légitime. Employer ici la notion de violence de préférence à celle de force, c’est franchir sciemment le seuil du droit. S’il y a une force du droit, ou même un droit de la force, la violence se définit précisément comme l’au-delà de ce seuil.

La question se pose alors de savoir comment l’Etat peut concilier le droit et la force. Quelle que soit la vulnérabilité du pouvoir à la tentation d’outrepasser le droit, le simple fait d’avoir à faire respecter le droit par la force et d’attenter aux libertés pour les garantir se présente comme une quasi-contradiction. Comme Hayek (économiste autrichien, 1899-1992) le relève, le problème de l’ordre s’en trouvera réglé, mais « au moment où, pour ce faire, le pouvoir politique revendique avec succès le monopole de la contrainte et de la violence, il devient aussi la plus grande menace contre la liberté individuelle » . C’est la nature hybride de l’Etat, dont Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) dit pat exemple qu’il est le plus froid des monstres froids. L’ambivalence fondamentale de l’Etat, qui est aussi celle de l’activité politique, est ici mise en évidence : les impératifs de justice et d’efficacité ne sont pas nécessairement exclusifs l’un de l’autre, même si leur mariage peut surprendre.

Puisque la seule mission concevable qui reste à la politique est d’assurer la condition de possibilité de la communauté, seule compte alors l’efficacité. La responsabilité du prince de Machiavel (philosophe italien 1469-1527) n’est autre que cette conservation de la communauté. Cet enjeu doit le contraindre à dépasser sa conscience morale, à la sacrifier pour faire le mal plutôt que le bien si ce moyen se révèle plus efficace en vue de la fin dont la nécessité s’impose à lui : « un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion » . Le nécessité de la préservation dévalorise la recherche de ce qui est moral : lorsque Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) évoque « l’opposition de la morale et de la politique » et « l’exigence que la première commande à la seconde » , c’est pour rejeter ce débat d’opinion comme un faux débat. C’est que « le bien d’un Etat a une bien autre légitimité que le bien des individus et que la substance morale » . Ainsi, vouloir opposer le point de vue moral au point de vue politique, c’est confondre deux exigences : l’exigence morale est reléguée du côté de ce que Hegel appelle la moralité subjective, alors même que la légitimité propre de l’Etat apparaît maintenant comme morale objective, rivale et supérieure.

c) L’Etat a-t-il pour but de maintenir l’ordre ?
L’Etat, c’est-à-dire la société organisée à travers une organisation politique et juridique, a pour but de maintenir l’ordre, la paix civile. L’Etat procède de l’institutionnalisation du pouvoir conformément à des exigences rationnelles d’ordre. Il est d’abord et fondamentalement une réalité pensée. L’Etat n’est pas un donné de la nature mais une construction de la penser. L’idée de l’Etat ou de la puissance publique souveraine apparaît comme un « artifice ». C’est ce que montre Hobbes dans le Léviathan, en exposant les mécanismes par lesquels est institué l’Etat-léviathan. Celui-ci est l’établissement, au terme d’un calcul rationnel, de la puissance publique ou de la persona civilis habilité à exercer son autorité sur tous les individus qui constituent la communauté. L’institution du Léviathan est l’arefactum permettant aux hommes d’échapper à l’enfer de la guerre qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir visible pour réguler la liberté sauvage des hommes.

Hobbes décrit l’Etat comme un animal artificiel, capable de se mouvoir tout seul. Cet automate est défini comme un produit de l’art humain. Il a été créé sur le modèle de l’homme naturel. Ainsi, la souveraineté est conçue comme une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps. L’Etat est l’ordre rationnel que l’homme met en place pour se préserver et se prémunir contre la destruction qui résulterait de l’éclatement des forces de la nature. La fin de l’Etat est donc la préservation de la vie de l’homme. La puissance doit être absolue. Est juste ce que le souverain ordonne, injuste ce qu’il interdit. Le pouvoir absolu peut changer la loi et n’y est pas assujetti. La contrainte que le grand Léviathan peut exercer ne vise qu’à imposer la paix et l’harmonie. Autrement dit, le pouvoir absolu est donc légitime tant qu’il assure la paix civile.

Et, selon Hobbes, l’état naturel étant un état de guerre, seul un artifice qui est le contrat social permet d’en sortir. En effet, si chacun cède le droit qu’il a sur toute chose, et si chacun en fait autant, la guerre n’a plus de raison d’être. Dès lors, l’Etat peut naître : il résulte de la cession du pouvoir et de la force d’un plus grand nombre possible d’individus « à un seul homme ou à une seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté » : « La multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. »




2. L’Etat de droit et les limites du pouvoir.
Si l’exigence morale doit s’effacer devant les moyens nécessaires aux fins politiques, la question de savoir si la fin doit toujours justifier les moyens se pose. Encore faut-il que la fin soit légitime. Et même à admettre que la seule fin possible de la politique soit la préservation de la communauté, ne peut-on soupçonner un pouvoir d’être en position de vouloir éventuellement d’autres fins ?

a) La raison d’Etat et le droit de révolte.
L’expression de raison d’Etat est employée lorsque c’est l’Etat lui-même, dans la nécessité et la légitimité de son existence et de sa conservation, qui justifie ses propres actes : c’est le signe que la raison d’un acte ne doit plus être cherchée dans une moralité devenue extérieure, mais au sein même des exigences inhérentes à l’Etat. Du point de vue de l’éthique de la responsabilité, la moralité d’une action s’évalue aux effets de cette action sur une fin légitime. Si la raison d’Etat se présente comme une exception, elle ne représente finalement rien d’autre que l’adoption ponctuelle de cette éthique de responsabilité comme exception à une attitude qui privilégie de façon générale l’éthique de conviction.

Mais si l’éthique de responsabilité prévaut toujours, alors l’immoralité ou le secret des moyens mis en œuvre dans l’action ne relève plus de l’exception, mais de l’habitude, du mode normal d’action, même dans les cas qui ne requièrent pas nécessairement le recours à des moyens exceptionnels ou inavouables. La culture du secret s’impose alors aux institutions publiques. Il existerait donc une logique intrinsèque au pouvoir, qui tend à l’abstraire de toute référence morale, l’enfermant dans le seul but de l’efficacité. Le pouvoir de l’Etat relève alors d’une technocratie qui se donne comme fin en soi. Mais aucune efficacité d’aucun pouvoir n’offre de garantie sur les fins de ce pouvoir : c’est donc l’ambiguïté même de la notion de pouvoir qui se trouve mise en cause.

Si le but de la politique est la perpétuation de la communauté, on peut craindre alors que le droit de révolte ne soit incompatible avec cette exigence. En effet, si l’obéissance aux lois est nécessaire, et si elle se fonde sur la conservation de celles-ci, alors la possibilité de la révolte paraît exclue. Cette thèse est issue de la substitution de l’impératif de moralité par l’impératif d’efficacité. Descartes (René Descartes, philosophe français, 1596-1650) le reconnaît lorsqu’il excuse la sévérité des lois de Sparte du fait de leur efficacité : « je crois que, si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin » .

La souveraineté est le principe qui donne à l’exercice du pouvoir sa légitimité : la souveraineté a toujours été pensée comme absolue, perpétuelle et inaliénable. Les arguments employés par Kant (philosophe allemand, 1724-1804), qui veut interdire toute forme de révolte contre le pouvoir législatif, se fondent sur cette nécessité d’une souveraineté durable. Le pouvoir exécutif est l’agent de la souveraineté, qui doit être continue. C’est dans ce contexte de la république que Kant pense à la séparation entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif : le prix que Kant accorde à la durabilité du pouvoir législatif est le signe que c’est la souveraineté qui interdit la révolte.

L’analyse de Kant consiste à dire que, dans le cas où le pouvoir exécutif est sorti du cadre de ce contrat, le droit à la révolte n’en est pas acquis pour autant : il reste illégitime de répondre à la violence par la violence. Ceci repose sur le présupposé que le chef de l’Etat ne saurait vouloir le mal de ses sujets.
Or Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) et Locke (philosophe anglais, 1632-1704) ont eux, au contraire, voulu envisager cette hypothèse : « le peuple, les nobles et le roi peuvent pécher en diverses façons contre les lois de nature, comme en cruauté, en injustice, en outrages, et en s’adonnant à tels autres vices qui ne tombent point sous cette étroite signification d’injure » . Hobbes soulève ici le problème de la possibilité d’une révolte légitime, la souveraineté étant alors transférée au peuple.





b) Le maintien de la justice.
L’ordre ne peut se maintenir longtemps s’il n’est pas légitime, autrement dit s’il n’est fondé que sur la domination et la violence du plus fort. Comme le souligne Rousseau, « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Contrat social, I, 3). Il n’y a donc pas d’ordre sans justice. Seules les lois qui émanent de la volonté générale et qui garantissent donc la liberté des sujets sont dignes et donc susceptibles d’être respectées. On ne saurait donc supprimer toute liberté au nom de la sécurité. Rousseau refuse donc l’idée de Hobbes d’un gouvernant aux pouvoirs sans limite qui n’assurerait la sécurité de tous les citoyens qu’en leur faisant perdre leur liberté, c’est-à-dire leur humanité. Un chef politique légitime n’est le maître de personne : il fait respecter la loi voulue par le peuple souverain, loi à laquelle il doit lui aussi se soumettre. Un peuple libre obéit, il obéit aux lois, rien qu’aux lois. Le pouvoir exécutif doit dépendre du pouvoir législatif. Les magistrats, ceux qui sont chargés de faire appliquer la loi, y sont eux-mêmes soumis. Ils doivent être au service de la loi, et non se servir de la loi à leur profit.

Pour Rousseau, comme pour Hobbes, seul un contrat social peut unir les volontés individuelles et transformer les individus en citoyens. L’individu n’a rien à perdre en renonçant à ses droits naturels. Au contraire, par le contrat qui est l’aliénation de la liberté naturelle à la totalité sociale, l’individu s’arrache à la précarité et à la fragilité du règne de la nature. De plus, le contrat garantit l’égalité et la réciprocité des conditions. Enfin, l’égalité et la réciprocité suppriment toute dépendance personnelle : chaque membre est partie indivisible du tout et c’est la liaison de tous les membres qui forme la société civile et l’Etat.

Mais s’il n’y a pas d’ordre sans justice, il n’y a pas non plus de justice sans ordre. Il appartient donc à l’Etat de faire respecter l’ordre, autrement dit d’avoir recours à la répression quand la loi est bafouée. La répression doit être elle-même juste. Il s’agit non pas de se venger, mais de restaurer la loi. Il n’y a en effet d’ordre véritable que dans le cadre d’une législation juste qui permette l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous, législation qui doit être respectée par tous. Bâtir la justice, cela signifie aussi veiller à une répartition équitable des richesses produites. L’Etat doit assurer les conditions élémentaires de la dignité humaine : santé, éducation, loisir, culture, retraite, protection contre le chômage… L’Etat doit donc favoriser une plus grande justice sociale, en évitant toutefois la logique du totalitarisme.

c) La séparation des pouvoirs.
Le pouvoir peut-il rester dans les bornes que le droit lui assigne ? Le pouvoir commence lorsqu’un ou plusieurs individus ont la capacité effective de commander aux autres ou de s’en faire obéir : il n’y a donc de pouvoir que politique. Certaines circonstances montrent de façon très claire cette définition. Le cadre d’une armée ou d’une guerre, par exemple. La forme pure vers laquelle le pouvoir semble tendre échappe aux impératifs du droit. Le pouvoir n’est alors plus un moyen, mais une fin en soi.

Classiquement, ce danger est associé à la concentration des pouvoirs. C’est toujours lorsque les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont concentrés dans les mêmes mains, y compris quand il s’agit des mains du peuple, que le citoyen est menacé d’arbitraire. Puisqu’il est impossible de s’en remettre à la probité collective ou à celle individuelle, il faut donc mettre en place la séparation des pouvoirs, que Montesquieu (philosophe français, 1689-1755) nomme distribution. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette théorie de la séparation des pouvoirs n’est pas indépendance, puisqu’il faut bien qu’en cas d’urgence la puissance législative puisse « permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects » . Cela montre qu’il ne s’agit pas d’une division qui séparerait les pouvoirs, mais plutôt d’une distribution qui les rend interdépendants. Ainsi chaque pouvoir fournit à un autre pouvoir sa défense, comme la presse est appelée aujourd’hui le quatrième pouvoir, depuis l’affaire du Watergate.



3. La démocratie en question.
a) L’Etat doit-il être bienveillant ?

L’Etat bienveillant est celui qui cherche à assurer le bonheur du peuple (un état de satisfaction complète). Or le rôle de l’Etat est de garantir la liberté politique, autrement dit le pouvoir d’agir sous la protection des lois et non de veiller au bonheur de ses sujets. L’amour de l’Etat pour le peuple est, au premier abord, séduisant. Mais l’histoire montre que le paternalisme est, au fond, l’alibi du despotisme. Le bonheur est une affaire personnelle. Il appartient à chacun de le chercher dans la voie qui lui semble être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté d’autrui. Le bonheur étant une chose subjective, l’Etat ne peut décider en quoi consiste le bonheur et ne peut contraindre personne à être heureux.

C’est ce que souligne Kant : « un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’Etat la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il veuille également, - un tel gouvernement dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir » (Kant, Doctrine du droit).

Alexis de Tocqueville (politique, écrivain et historien français, 1805-1889), imaginant sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde, voit des hommes vivants repliés sur la sphère familiale, préoccupés uniquement par de petits et vulgaires plaisirs, et au-dessus d’eux, un pouvoir immense et tutélaire, « qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». Il montre alors que l’Etat protecteur, paternel, ne peut que maintenir les hommes dans l’enfance et l’irresponsabilité : « Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leur héritage ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre : qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même… » (Tocqueville, De la démocratie).

Certes, contrairement à l’Etat violent et ouvertement dominateur, l’Etat bienveillant ne brise pas les volontés. Mais il les amollit, les plie et les dirige. Il ne détruit pas, mais il empêche de naître ; il ne tyrannise pas, mais « il réduit chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». N’est-ce pas le plus subtile et donc le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ?

b) La question du meilleur régime.
Il est d’usage de définir la démocratie libérale comme le moins mauvais régime possible, et comme un aboutissement de l’histoire politique. Il ne s’agit pas ici de dresser une typologie des régimes, mais d’examiner les critères des classifications possibles des formes d’Etats. Platon (philosophe grec, 428-348) réalise ce classement dans le huitième livre de la République, et aboutit à une classification des formes imparfaites de la constitution politique. Il s’agit de la timocratie (gouvernement de l’honneur), l’oligarchie (gouvernement de l’argent), de la démocratie (gouvernement du peuple) et de la tyrannie (gouvernement violent d’un seul).
La timocratie dégénère par excès de force, l’oligarchie par excès d’amour de l’argent, et la démocratie par excès de liberté. Y a-t-il trop de liberté en démocratie ? On peut craindre que cette liberté ne soit donnée à des hommes qui ne sauront pas s’en servir. La liberté, qui est le socle de la démocratie, peut la menacer rapidement avec l’anarchie.

c) République et démocratie.
Rousseau le souligne lui-même : il y a divers degrés de démocraties, selon la proportion de citoyens et de législateurs : « La Démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusqu’à la moitié. » La participation du peuple en grand ou en très grand nombre renforce la difficulté et la fragilité de ce régime. Dans sa forme même, le gouvernement démocratique ne manque pas d’inconvénients : comment comprendre la soumission des volontés particulières à la volonté générale ? Le modèle du suffrage majoritaire garantit-il la qualité et la justice de ce qui sort des urnes ? Toute idée est-elle bonne du moment qu’elle émane d’une majorité ? Il faut considérer que, de même qu’il y a des despotes éclairés, il y a également des démocraties dans l’erreur. Hayek identifie ici le problème sous-jacent de l’arbitraire pour proclamer que « si « démocratie » veut dire gouvernement par la volonté arbitraire de la majorité, je ne suis pas démocrate » .

La contrainte exercée par une majorité (qui peut avoir tort) sur une minorité (qui peut avoir raison) constitue une limite intéressante au modèle démocratique. Kant relève ainsi ce qu’il considère comme le destin despotique de toute démocratie, en ce qu’elle « fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul, et, si besoin est, également contre lui (qui par conséquent n’est pas d’accord), par suite une forme d’Etat où tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même » . Le critère au nom duquel la démocratie est ainsi critiquée, est le critère républicain. Kant distingue en effet les formes de gouvernement (autocratie, aristocratie, démocratie) des manières de gouverner. Or il semble que même la séparation des pouvoirs ne protège pas la démocratie contre le risque de contradiction interne.

L’analyse libérale de Hayek va plus loin encore. Il s’agit pour lui de dénoncer le glissement des démocraties actuelles vers ce qu’il appelle une démocratie de marchandages. Car un gouvernement est en effet rapidement « obligé d’assembler et de maintenir unie une majorité, en accédant aux demandes d’une multitude d’intérêts sectoriels » . Ainsi l’exigence de perpétuation de l’Etat et l’exigence de justice sont en contradiction avec les démocraties parlementaires, toute majorité ne pouvant rester cohérente, d’après cette analyse, que si elle admet les privilèges.

L’analyse d’Hayek montre la mauvaise image de la démocratie contemporaine, celle de ne jamais rester assez démocratique. Il s’agit d’une dissociation de l’image idéale de la démocratie par rapport à la réalité : « le mot de démocratie, bien que nous l’utilisions tous, a cessé d’exprimer une conception déterminée » . L’idéal et la réalité ne coïncident plus. Plutôt qu’une forme de gouvernement, la démocratie serait devenue ce que Kant appelait une manière de gouverner.

Correction : texte Cicéron

Analyse du sujet
 pour Cicéron, la raison et le langage (double traduction du logos grec) constituent le lien de « la société du genre humain pris dans son ensemble » (= l'humanité) : on ne les rencontre pas chez les animaux
 il considère cette société composée de tous, il s'intéresse donc à la répartition des biens, qu'il classe en « naturels », « légitimes » (au sens où ils sont distribués d'après les lois et le droit civil ») er communs aux amis
 la citation finale d'Ennius illustre la façon dont l'entraide constitue un enrichissement de l'autre sans appauvrissement de soi

Erreurs à éviter
 considérer la première phrase come une thèse importante : elle n'est qu'un des aspects de ce qu'affirme le reste du texte
 faire attention aux différentes allusions à la nature
 la société de Cicéron est « de tous avec tous », il ne s'agit pas d'une société particulière ; par contre, lorsqu'il évoque les lois et le droit civil, on peut comprendre qu'il est question, soit des lois d'une société, soit du fait qu'il existe par définition des lois dans la société des hommes

Problématique
 quels peuvent être les principes généraux déterminant l'existence de la société entendue au sens le plus général, comme société de tous avec tous ?
 La raison et le langage, qui sont propres à l'homme et le distinguent des animaux, ils sont ainsi le fondement d'une « sorte de société naturelle »
 la société ainsi fondée ne peut que favoriser une répartition des biens à la fois juste et généreuse ; cela implique donc dans l'homme des qualités innées dont les conséquences positives ne peuvent que se généraliser

Plan détaillé
1. Principes naturels de la société des hommes.
A. La recherche des principes de la société des hommes.
B. Des principes naturels.
C. Raison et langage.
2. Une société « naturelle » et universelle.
A. L'homme et l'animal.
B. La société « naturelle ».
C. La société « ouverte à l'universel.
3. Répartition des biens et himanisation.
A. Les biens de la nature.
B. Lois et biens privés.
C. L'ami et l'étranger (citation d'Ennius) : le partage comme augmentation de la richesse humaine.

Correction : "Peut-on critiquer la technique ?"

Lecture du sujet
Peut-on = la possibilité logique
= la possibilité physique (a-t-on la capacité de ?)
= la possibilité morale (a-t-on le droit de ?)
Technique : transformer le réel sur le plan pratique (différent de la science qui cherche à connaître et à expliquer sur le plan théorique.
Critiquer : faire allusion au danger du progrès, à la métamorphose du travail, au rapport virtuel de l’homme au monde.

Problématique
Dans quelle mesure est-il légitime de critiquer la technique ? De quoi est-elle coupable en tant que telle, de quels effets ? Ne s’agit-il pas de déterminer en quoi elle serait critiquable du point de vue de ses caractéristiques ? La technique n’est-elle pas d’abord un instrument, c’est-à-dire un simple moyen, incapable en soi de donner du sens ?
Est-ce la technique qui risque de soumettre l’homme alors même qu’il fabrique des machines pour se libérer de la nature ?

Plan détaillé
1. Est-il logique d’examiner la question de la technique ?
A. Le projet d’une technique libératrice.
B. La libération de l’homme par la technique.
2. A-t-on raison de mettre en cause la technique ?
A. Les apports de la technique : la révolution industrielle.
B. L’homme esclave de la technique ?
3. A-t-on les moyens de penser l’essence de la technique ?
A. La technique est-elle un moyen ou une fin ?
B. Penser l’essence de la technique pour s’en libérer.

Correction : "La société peut-elle tolérer des inégalités ?"

Définir les termes du sujet
la société : la société désigne l'ensemble des individus entre lesquels existent des rapports organisés et des services réciproques, rapports consolidés par des institutions et codifiés sous forme de lois.
inégalités versus justice sociale : la justice sociale implique le respect de chacun de ses membres, mais alors c'est la liberté plutôt que l'égalité, qui est la valeur fondamentale. Cependant, si la liberté est un droit pour les individus de disposer des ses talents et de ses biens, alors cette définition amène à penser la justice sociale en termes d'égalité politique (l'Etat doit garantir la liberté de tous). La justice sociale a également un deuxième sens, celui de justice économique.


Dégager la problématique et construire le plan
problématique : Deux questions sous-tendent au sujet : est-il juste qu'une société tolère des inégalités ? Et une société a-t-elle la possibilité de tolérer des inégalités sans compromettre sa propre existence ? Il faudra donc déterminer si les inégalités peuvent être légitimes, et si elles peuvent être compatibles avec la cohésion sociale.
plan : 1. Les inégalités peuvent paraître justes quand elles sont issues du jeu des libertés individuelles.
Cependant, la cohésion sociale n'est-elle pas menacée par l'accroissement des inégalités ?
2. La liberté individuelle ne peut pas être réelle dans une société qui tolère un accroissement indéfini des libertés.
Si tel est le cas, quel est le niveau d'inégalité que la société devrait tolérer ?
3. Les inégalités sont justes si elles sont indispensables au bien commun.


Erreurs à éviter
 Ne traiter qu'un aspect des inégalités ; ici, le sujet implique les inégalités économiques et les inégalités politiques.
 Oublier de présenter les inégalités comme pouvant être justes et compatibles avec la cohésion sociale.

mardi 13 janvier 2009

Existe-t-il des lois injustes ?

Si les lois ont pour but d’établir la justice, comment comprendre qu’elles puissent être injustes ?
Sur quoi peut-on se fonder pour parler de justice si ce n’est sur les lois établies ?
A quelles conditions peut-on parler de lois justes et de lois injustes ?
Et, même légitime, la loi ne comporte-t-elle pas en elle-même des risques d’injustices ?

1. La justice est définie par les lois.
La justice est d’abord envisagée comme conformité aux lois. En effet, si l’on distingue le fait et le droit, les lois ont pour mission de définir ce qui est juste. Il n’y aurait en ce sens pas de loi injuste.

2. Les dangers du positivisme juridique.
Mais force est de constater que les lois sont parfois ressenties comme injustes. N’y aurait-il pas un idéal de justice qui permettrait d’évaluer la valeur d’une loi positive ?

3. La justice doit normer les lois.
Constatant qu’il y a des lois injustes, il faut envisager la justice comme un idéal auquel les lois doivent se conformer. L’équité se révèlera être un élément nécessaire pour penser l’application juste de la loi.

Le travail et la technique.

Introduction.
Dans la Bible, le travail est présenté comme une punition. Adam, pour avoir pêché, est chassé du jardin d’Eden et Dieu lui dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » (Genèse, 3, 19). Il est vrai que la nécessité pour l’homme de subsister, dans une nature qui, livrée à elle-même, est impuissante à satisfaire à tous ses besoins, fait du travail une loi.

D’autre part, c’est bien parce que l’homme doit lutter contre la nature pour satisfaire ses besoins qu’il est amené à développer ses potentialités. Le travail a permis à l’homme de développer ses facultés physiques et intellectuelles, et de s’éloigner ainsi de son animalité originaire. En libérant l’homme du besoin, le travail permet l’accès à la jouissance que procure l’art, la culture. En transformant la nature, l’homme lui donne la forme de son intériorité et peut ainsi accéder à une certaine reconnaissance de lui-même dans ce monde qui porte sa marque. En créant quelque chose de stable en dehors de lui, l’homme peut surmonter son angoisse de la mort. Enfin, le travail oblige le moi à sortir de lui-même, il rapproche les êtres les uns des autres dans la poursuite d’un but commun à tous : cette conscience d’appartenir à une communauté qui le dépasse et de participer à son développement constitue l’être générique de l’homme et le distingue de l’animal. Le travail en général est donc libérateur même s’il a revêtu au cours de l’histoire des formes particulières aliénantes, mutilantes : esclavage, servage, salariat.


Définition, problématisation.
Le travail apparaît comme un moyen de libération vis-à-vis de la nature. La fin de ce moyen paraît devoir être la satisfaction de besoins et de désirs matériels. Mais d’un autre côté, on travaille aussi pour ne plus travailler : j’endure ma semaine en vue du week-end, et ma carrière en vue de ma retraite. Le travail vise non seulement à permettre ma liberté, mais aussi à contribuer à augmenter une liberté qui se présente toujours comme future. Mais d’un autre côté, plus je travaille et moins je suis libre, puisque la réduction du temps de travail correspond à l’augmentation du temps libre. La contradiction qui apparaît ici tient à ce que je suis apparemment prisonnier de ce qui est en même temps mon moyen de libération : comment conquérir sa liberté en la perdant ?
Question : Le travail est-il ce qui me libère ou ce qui m’emprisonne ?

De son côté, la technique a partie liée avec cette question de la liberté, en tant qu’elle se présente comme un ensemble de moyens : la technique est moins une classe d’objets qu’une disposition et une conduite. En employant une branche ou un stylo pour tenir une fenêtre entrebâillé, je détourne un objet naturel ou technique vers une fin décidée par moi. Telle est la technique : l’instrumentalisation de moyens en vue de fins décidées par nous. Tant que nous décidons des fins, la technique est libératrice et nous restons libres. Mais la relation à l’objet technique est réversible : est-ce que je fais de mon ordinateur ce que je veux ou est-ce lui qui me donne l’idée de son usage, l’idée d’exploiter ce qu’il sait faire ?
Question : Restons-nous libre devant la technique, ou a-t-elle tendance à quitter son statut de moyen pour devenir une fin en soi ?

Au fond, pourquoi travailler ? Parce qu’il faut bien vivre et pour être libre après. Mais d’une autre côté, certains loisirs se présentent aussi comme des travaux : je peux travailler mon violon ou mes abdominaux. S’il en est ainsi, cela voudrait dire que le travail ne se restreint pas à la sphère de l’échange économique, au simple moyen, mais pourrait devenir une fin en soi, un mode d’être et de comportement. L’extension de la logique du travail vers les loisirs relève-t-elle du déplacement de sens, ou bien au contraire nous éclaire-t-elle de façon décisive sur le concept de travail ?
Question : Le travail est-il un moyen ou une fin en soi ?


1. Travail, technique et nature.
A. Comprendre et dominer la nature.

Si les animaux transforment la nature par instinct, seul l’homme travaille. Le travail humain se différencie de la simple transformation naturelle ou encore de la prise de possession de moyens de subsistance tout trouvés (la cueillette des fruits par exemple) par l’utilisation de l’outil. On peut donc définir le travail comme la transformation de la nature par l’intermédiaire d’outils. A partir du moment où chez l’homme l’outil intervient comme moyen, la production ne peut être que consciente. L’usage des outils, des techniques doit être intellectuellement conçu. Le travail est donc une activité consciente. « Ce qui distingue, dit Marx, dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Autrement dit, le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. L’artisan conçoit avant de fabriquer.

Objet fabriqué, l’outil est une médiation qui introduit une autre dimension dans la production : la technique. Non seulement l’homme peut utiliser les propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses, conformément à son but, mais il peut aussi fabriquer des machines, des ateliers, des canaux, des routes. Le facteur technique détermine donc le degré d’évolution du travail.

B. Travail et dépendance.
Dans La République, Platon (Platon, philosophe grec, 427-348) affirme qu’il y a trois besoins fondamentaux : la nourriture, l’habitation et le vêtement. A ces trois besoins correspondent trois travailleurs : le laboureur, le maçon et le tisserand auxquels Platon ajoute le cordonnier. A partir de ces quatre métiers, il propose deux solutions :

• Soit ces quatre activités sont exécutées par chaque travailleur qui partage son temps de travail en quatre. C’est ce qui se passe dans le communauté agraires primitives où chaque famille est économiquement autonome et se suffit presque complètement à elle-même, ne consommant que ce qu’elle produit et ne produisant que ce qu’elle consomme.
• Soit chaque travailleur se spécialise dans l’une de ces quatre activités et y consacre la totalité de son travail. C’est ce qui existe dans les sociétés actuelles. C’est ce qu’on appelle la division sociale du travail.

Cette division sociale du travail rend les hommes complémentaires, elle permet au travailleur qui réalise chaque jour le même labeur, de faire de mieux en mieux chaque jour ; et enfin elle épargne le temps car elle dispense de passer d’une activité à une autre. Platon envisage la division du travail entre des producteurs indépendants au sein d’une société. Mais avec le développement du capitalisme est apparue la division technique du travail qui lie des ouvriers indépendants au sein d’une entreprise.

Pour d’autres philosophes, la nécessité du travail semble elle aussi imputable à la nature : il est impossible de survivre si l’on se contente d’être passif. Hegel oppose d’emblée cette idée à Rousseau : « c’est une idée fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples et où il n’utiliserait pour les satisfaire que les moyens qu’une nature contingente lui procure » . Le travail apparaît alors comme s’il ne pouvait y avoir de travail que d’un élément naturel.

Le travail semble bien consister en une transformation ou une assimilation de la nature. On en veut pour preuve la façon dont on a pris l’habitude de classer les différents types de travaux dans une économie donnée : le secteur du travail sera « primaire », « secondaire » ou « tertiaire ». Certes, la cueillette est un rapport plus direct, plus immédiat et moins riche avec la nature que celui qui est en jeu dans une raffinerie de pétrole, mais il n’y a entre ces deux activités qu’une différence de degré. A chaque fois, le travail peut être définit comme une médiation avec la nature. C’est d’ailleurs bien comme cela que Hegel comprend et définit le travail : « la médiation qui prépare et obtient pour le besoin particularisé un moyen également particularisé, c’est le travail » .

Cette idée de médiation définit le travail comme libération de l’homme par rapport à la nature. Cette libération intervient sous la forme d’une ruse technique dont l’agriculture nous offre un exemple : le passage de la cueillette à l’agriculture, par la ruse technique de l’outil, me libère de la nature. Avant cette libération, je ne peux qu’être soumis et passif, dépendant des aléas ; la ruse technique inverse cette relation et fait travailler la nature pour moi pour un résultat beaucoup plus sûr : « Là, l’instinct se retire tout entier du travail. Il laisse la nature s’échiner à sa place, regarde tranquillement et ne dirige le tout qu’avec un effort minime : c’est la ruse. » .

C. Travail et propriété.
L’une des premières formes qu’a prise l’organisation du travail est la suivantes : les forts se réservent les tâches qui leur plaisent et imposent les autres aux faibles. A l’époque barbare, la chasse et la guerre sont seules regardées comme dignes de l’homme. Avec le progrès de la culture, l’activité de l’esprit s’ajoute à ces occupations. Il s’établit alors un dualisme entre les activités intellectuelles capables de remplir et de développer la vie personnelle et le travail imposé par la force ou la nécessité et qui transforment la personne individuelle en simple moyen pour d’autres. Le travail manuel, considéré comme indigne d’un homme libre, l’idée commune à toute l’Antiquité que la propriété peut s’étendre à la personne humaine, voilà ce qui amène l’institution de l’esclavage. Dans nos sociétés, si la division entre maître et esclave a disparu, elle s’est réincarnée dans l’opposition de ceux qui possèdent et ceux qui ne sont que des travailleurs.

Pour Rousseau, qui s’oppose à Hegel, l’origine du travail doit être recherchée du côté de la nature, mais avec une différence fondamentale : c’est la propriété qui a raréfié les moyens de subsistance et a obligé les hommes à travailler. Selon Rousseau, le travail est le résultat indésirable d’un principe injuste : la propriété. « […] ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » .

Pourtant, la propriété peut être comprise dans un rapport différent avec le travail. Ne peut-on imaginer que l’imposteur qu’évoque Rousseau travaillait sur le terrain qu’il a enclos, et proposer l’idée selon laquelle le fait de son travaille lui confère un droit de propriété ? Locke (John Locke, philosophe anglais, 1632-1704) examine ce seuil avec l’exemple de la cueillette. Puisqu’elle est de fait une appropriation, où est le seuil de la propriété ? « Je me demande donc : quand est-ce que les choses commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, lorsqu’il les cueille ? » Le seuil en question est en réalité un critère, et ce critère n’est autre que le travail : « il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n’y a mis » . Ainsi ma propriété n’est-elle non plus la cause injuste du travail, mais au contraire son juste résultat.


2. Technique, travail et liberté.
A. Le progrès technique est-il libérateur ?

La thèse de la neutralité affirme que la technique n’est qu’un moyen à notre disposition. D’après cette thèse, la technique en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise et ne peut être jugée : ce qui peut être jugé, c’est ce que nous en faisons, c’est la finalité que nous lui donnons. Après tout, ce n’est pas le pistolet qui est jugé au tribunal, mais l’homme qui a choisi d’appuyer sur la détente.

Selon cette thèse, on peut donc séparer jugement moral et jugement technique : on peut remarquer la qualité technique d’une arme meurtrière tout en la jugeant très sévèrement d’un point de vue moral. Aristote (Aristote, philosophe grec, 384-322) a posé le principe d’une telle disjonction : « dans le domaine de l’art, l’homme qui se trompe volontairement est préférable à celui qui se trompe involontairement, tandis que dans le domaine de la prudence, c’est l’inverse qui a lieu, tout comme dans le domaine des vertus également » . Ce que l’homme qui agit mal volontairement a de supérieur, en tous cas techniquement, c’est qu’il maîtrise un processus technique, il a trouvé le meilleur moyen pour sa fin. Techniquement, le tueur à gages est un meilleur assassin que le chauffard occasionnel, alors que moralement, le cas de ce dernier, qui peut se prévaloir de son absence d’intention de tuer, est un peu moins grave que celui du tueur à gages. De même, techniquement, il n’y a pas meilleur empoisonneur qu’un médecin, parce qu’il est le plus qualifié pour cela : c’est moralement que le médecin choisit d’utiliser son savoir pour guérir. Le tout est donc de savoir utiliser la technique à bon escient, en vue d’une bonne fin : or un tel savoir semble extérieur à la technique elle-même : la raison technique n’est pas d’emblée morale, comme le souligne Epictète (Epictète, philosophe grec, 50-125/130) : « si tu écris à un ami, le fait que tu dois choisir ces lettres-ci, la grammaire te le dira. Quant à savoir s’il faut oui ou non écrire à cet ami, la grammaire ne te le dira pas » .
Il se pourrait pourtant que la neutralité morale de la technique puisse être contestée. En effet, installer des distributeurs de préservatifs dans un lycée n’est pas la même chose que la libre diffusion de fusils d’assauts dans les supermarchés. Il paraît donc douteux que les finalités techniques ne viennent pas de la technique elle-même. Ainsi « si l’on parle à propos de technique de « moyens », il faut reconnaître qu’il s’agit de moyens très particuliers, lesquels ne sont plus au service d’aucune fin différente mais constituent eux-mêmes la « fin » » . Il faudrait alors penser que les finalités ne sont pas imposées à la technique de l’extérieur et après coup, mais au contraire qu’elles sont intrinsèques à l’objet technique lui-même.

La notion de progrès technique recèle donc une ambivalence majeure. Comme augmentation quantitative des performances et des possibilités, le progrès contemporain est incontestable. Mais la surenchère des performances est devenue une fin en soi. Nous avons à faire à un progrès essentiellement auto-justificateur, à des « procédés de plus en plus efficaces et sophistiqués, dont le développement toutefois ne connaît d’autre simulation ni d’autre loi que lui-même et se produit ainsi comme un auto-développement » . Comme fuite en avant des performances, le progrès technique court-circuite de cette façon notre liberté.

C’est, en même temps que la liberté humaine, une certaine idée de l’homme qui est en jeu. En effet, le fait technique a pris de telles proportions qu’il jette une lumière nouvelle sur la définition de l’homme. Faut-il continuer à définir classiquement l’homme comme homo sapiens, comme être pensant, ou doit-on désormais aller jusqu’à définir l’homme par sa capacité technique, c’est-à-dire le définir comme un fabricateur, comme homo faber ? Pour Bergson (Henri Bergson, philosophe français, 1859-1941), seul l’orgueil humain nous a jusqu’ici empêché de reconnaître le fait technique comme majeur et constitutif de l’homme : l’homme est bien un homo faber. La technologie ne serait alors que la constitution de la technique en valeur propre et autonome.

B. Le travail exploité et le travail comme auto-production.
On doit à Marx d’avoir découvert dans Le Capital que le salaire n’est pas le prix du travail mais le prix de la force de travail. La force de travail est une marchandise qui vaut comme toute autre : sa valeur est déterminée par le temps de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance dont l’ouvrier a besoin pour l’entretien et le renouvellement de celle-ci. Le profit résulte de ce que la quantité de travail qui fournit la force de travail est toujours supérieure à celle qui est nécessaire à sa production. La plue-value ou profit résulte donc de la différence entre la valeur d’usage de la force de travail (c’est-à-dire le travail qu’elle fournit qui peut se mesurer en quantité de produits) et sa valeur d’échange (c’est-à-dire le travail qu’elle coûte). Le travail est donc expliqué.

L’aliénation du travailleur se traduit par la rupture entre le savoir technique et l’exercice des conditions d’utilisation. « Les travailleurs parcellaires, dit Marx, ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que leur produit collectif qui devient marchandise. » De plus, le travail devient monotone : « La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. » L’ouvrier est donc dépossédé des moyens de production, du produit de son travail et de son travail lui-même. Certes, le capitalisme est un mode de production révolutionnaire ; il a bouleversé les conditions techniques et sociales de la production. Il a libéré l’humanité de l’esclavage, il a contribué à l’élévation du niveau de vie des masses. Mais son but n’a jamais été d’émanciper le travailleur ni d’alléger le labeur. Son seul but est de maintenir le taux de profit.

Cependant, la notion de travail recèle elle aussi sa dimension libératrice, humanisante, et en même temps les conditions de leur compromission. Cette notion est complémentaire de l’analyse hégélienne : en rendant conscients les besoins et en faisant intervenir les moyens techniques pour les satisfaire, l’homme se distingue de la nature et conquiert par là non seulement sa liberté, mais son être même.

Le travail peut donc être défini comme auto-production, comme production de l’homme par lui-même : la conscience affronte cet autre qu’est la nature et s’y réifie (réifier = devenir chose). Le travail n’est plus seulement libérateur : il est littéralement la production de l’homme par lui-même.

C. Les conditions de la liberté.
L’analyse de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) est contemporaine des débuts de l’organisation de la productivité dans la grande industrie. L’humanité que donne au travail son caractère d’autoproduction peut être remise en cause si on comprend le travail comme englué dans une certaine réalité, celle de son organisation. Tel est le problème de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) : il faut montrer comment le travail, proprement humain en lui-même, peut perdre cette humanité dans l’organisation capitaliste du travail. Le « travail social » est le travail considéré par Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) dans le cadre de cette organisation. Ce à quoi renvoie l’expression, c’est la division du travail, à savoir la répartition des tâches telle que l’organise une économie avancée. Ce contexte social explique que le travail, de concret, devienne abstrait, et, de libérateur, devienne aliénant.

Si le travail peut être aliénant, il le sera d’autant plus à proportion qu’il devait (et qu’il devrait) être libérateur et humanisant : « l’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé. Donc tandis que le travail aliéné arrache à l’homme sa production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et il transforme l’avantage que l’homme a sur l’animal en ce désavantage que son corps non organique, la nature, lui est dérobé » .

Ce n’est pas le travail en lui-même qui est aliénant, mais son mode d’organisation capitaliste. A quelles conditions alors le travail peut-il rester humain et humanisant ? Le passage de l’outil à la machine est ici en cause, en tant qu’il renverse la relation de dépendance entre l’homme et ce sur quoi il travaille, relation originellement renversée et emportée par l’homme contre la nature. De moyen de ruser avec la nature pour se libérer, la technique devient ici un facteur d’aliénation, de perte de liberté. Dans le passage des métiers, des ateliers, du compagnonnage et des confréries au machinisme industriel, le travailleur perd la maîtrise de l’ensemble du processus et de l’ensemble des moyens techniques : devenu parcellaire, son travaille ne maîtrise plus la machine mais se trouve au contraire maîtrisé par elle : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine », ajoute Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883).


3. Travail, technique et bonheur.
A. Nature, confort et bonheur.

La nature écologique contemporaine prétend incarner la prise de conscience d’un nécessaire souci de la nature. Ainsi, les perturbations induites par l’activité humaine dans la chaîne alimentaire (par la transformation des bovidés en animaux carnivores et cannibales), ou dans la composition de l’atmosphère terrestre (par la déforestation amazonienne) sont désignées par l’humanité comme un danger. Le tout est de savoir pour qui ou pour quoi il s’agit d’un danger, et au nom de quoi il faudrait le conjurer. Est-ce le risque de difficulté dans la consommation de viande bovine ou même le risque des inondations résultant des fontes des glaces polaires qui sont principalement en cause ? Si tel était le cas, alors ce ne serait jamais qu’au nom de notre confort que cette question serait soulevée. En ce sens, il n’y aurait plus entre protestation écologique et industrialisation qu’une différence de degré, puisqu’il ne s’agirait plus que de distinguer deux conceptions opposées d’un même bien : notre confort.

Ce stade ne fait-il alors que révéler ce que les succès de l’industrialisation avaient autrefois dissimulé : le malentendu selon lequel la maîtrise de la nature n’aurait jamais permis le bonheur ? C’est à partir d’une telle hypothèse que l’on peut concevoir le maîtrise technique comme une malédiction. C’est par exemple la thèse d’Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536), qui part de l’idée que puisqu’il n’y a rien de malheureux à être ce que l’on est, il a bien fallu un ennemi du genre humain pour laisser croire à l’homme que l’utilisation des sciences était un privilège plutôt qu’une damnation. Ainsi Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536) peut-il conclure que les sciences sont « si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien que l’on attend de chacune d’elles » .

Cette thèse trouve naturellement son écho le plus amplifié chez Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778). Pour lui en effet, la technique est irrémédiablement synonyme d’état social, et donc de propriété et d’injustice, alors même que l’état naturel de la nature exprime un bonheur originel toujours déjà perdu. Ainsi, tant que les hommes « ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par nature » . L’exercice des arts (au sens aristotélicien de technique) n’a donc fait que corrompre nos mœurs et déguiser notre bonheur.

B. Le syndrome des apprentis-sorciers.
Hegel (Hegel, philosophe allemand, 1770-1831) disait que la nature n’a pas d’histoire. Cette conception repose sur l’idée de l’immuabilité des lois régissant la nature. La nature évolue, mais elle n’a pas d’histoire si l’on entend par là ce qui résulte de la libre intervention de l’homme. Or justement la limite de la maîtrise a quelque chose à voir avec ce seuil de l’intervention humaine : si l’on considère que ce sont nos actions qui font de l’histoire ce qu’elle est, alors en un sens nous sommes en train de faire de la nature ce qu’elle devient, pour y avoir libéré ce que Merleau-Ponty (Maurice Merleau-Ponty, philosophe français, 1908-1961) appelle des forces qui ne sont plus dans le cadre du monde. Hannah Arendt (Hannah Arendt, philosophe d’origine juive-allemande, naturalisée américaine, 1906-1975) peut donc dire que « nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions faire la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous faisons la nature, dans la même mesure que nous faisons l’histoire » . Nous avons donc donné à la nature une histoire, nous avons commencé notre histoire de la nature. Ce commencement est moins une date de départ chronologique qu’une origine logique qui correspond au seuil qui marque la limite de la maîtrise de la nature.

Dorénavant le destin de la nature est inséparable du nôtre, et il est le nôtre, parce que la distinction entre ce qui est humain et ce qui est naturel est devenue rigoureusement inassignable : « la différence de l’artificiel et du naturel a disparu, la naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel » . Le monde est un univers qui « porte les marques visibles du travail conscient, et il est, en fait, impossible d’y distinguer ce qui relève de la nature brute, inconsciente, et ce qui procède de la praxis sociale » . La limite de notre maîtrise se pose donc comme dissolution de son objet même, la nature, qui n’est plus repérable. Ainsi n’avons-nous plus à maîtriser que notre propre maîtrise.

Contrairement à ce qui avait été cru, on ne peut plus tenir l’idée selon laquelle « les interventions de l’homme dans la nature, tel que lui-même les voyait, étaient essentiellement de nature superficielle et sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté » . Par voie de conséquence, « la nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir ». Il ne s’agit pas seulement du futur prochain, qui relève encore de la sphère de notre responsabilité directe, mais aussi du futur lointain. Comme disait Saint-Exupéry (écrivain français, 1900-1944), nous n’héritons pas de la terre de nos parents, mais nous l’empruntons à nos enfants.

C. La technique nous a-t-elle libérés du travail ?
Au rêve pré-industriel des machines libérant les hommes du besoin de travailler a succédé le cauchemar du remplacement des ouvriers par des robots. Y avons-nous gagné en loisirs ce que nous avons perdu en contrainte laborieuse ?
Le travail a toujours pu être conçu comme étant lui-même un moyen en vue des loisirs, comme le moyen de ne plus travailler. Reléguant les passions qui rendent l’homme industrieux et prévoyant du côté de la société, Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) leur oppose le fait que l’homme est naturellement paresseux : « Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que même parmi nous c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Mais on peut aussi dire que les loisirs et le repos nous aident à affronter le travail, puisque c’est en prévision d’avoir à travailler que nous nous reposons. Le raisonnement est-il réversible : le repos peut-il être le moyen du travail, qui deviendrait alors la norme de lui-même comme celle du repos ?

Cette direction est révélatrice de l’invasion du temps du loisir par la logique du travail. Baudrillard (philosophe français, 1959-) attribue cette extension à l’interdiction de perdre son temps, interdiction issue du travail et qui aliène le loisir en le vidant du farniente Il est vrai que de nombreuses formes de loisirs se caractérisent par la segmentation productive et utilitariste de l’emploi du temps (le voyage organisé), ou par l’idée de la production d’une œuvre (le bricolage, la peinture, la cuisine) ou par la recherche de l’entretien d’une capacité et d’une auto-production (la musculation, la gymnastique).

Un besoin de travailler se glisserait donc ainsi jusque dans les loisirs, à moins même que ce ne soit dans les loisirs qu’il puisse s’exprimer de la façon la plus humaine. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) montre ainsi que le travail ne peut se justifier longtemps par le besoin matériel, puisque l’apaisement du besoin fait naître un besoin adventice et nouveau, le besoin de travailler. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) soupçonne donc le besoin d’être d’un résultat : l’habitude du travail produit le besoin du travail, qui répond don à un besoin culturel (« nouveau », « adventice ») et non plus naturel. C’est culturellement que nous avons besoin de travailler, besoin qui envahit même ce qui n’est pas le travail. L’exemple du jeu, ce travail sans travail, est bien significatif : il n’y a finalement rien de plus sérieux qu’un jeu aux règles duquel nous sommes souvent plus attachés qu’aux lois elles-mêmes. Bref, le travail social exporte son « esprit de sérieux », à moins que ce ne soit que dans le jeu que les enjeux humains du travail ne se mettent vraiment à apparaître.

Le travail présente manifestement une valeur décisive. Si l’idée d’un droit au travail (qui forme l’article 26 de la deuxième section de la Déclaration des Droits de l’Homme) figure bien, et plus encore depuis la massification du phénomène du chômage, une dimension essentielle de la dignité humaine, ce n’est pas qu’à titre social, mais aussi à titre tout simplement humain. Le travail est bien acheminement vers soi-même : c’est par mon travail sur moi-même, avec ou sans la médiation de la nature et des acteurs sociaux, que je deviens ce que je suis. Si le travail peut être une fin en soi, si l’on peut travailler pour travailler, le travail peut-il être porteur d’une valeur intrinsèque ? On peut certes être heureux de son travail, s’y épanouir et s’y réaliser : c’est la thématique hégélienne et marxiste du choc en retour, mais celle-ce semble encore devoir quelque chose à la notion de réussite, dans l’activité qui ne produit rien comme dans celle qui produit quelque chose. L’idée qui manque peut-être ici pour donner au travail toute son humanité et rétablir toute sa difficulté à la fois est sans doute l’idée d’effort ou de fatigue. Le mot travail appliqué à des choses est révélateur de ce sens profond, comme on dit que le bois travaille par exemple, ou que le vin qui fermente travaille.