mardi 13 janvier 2009

Le travail et la technique.

Introduction.
Dans la Bible, le travail est présenté comme une punition. Adam, pour avoir pêché, est chassé du jardin d’Eden et Dieu lui dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » (Genèse, 3, 19). Il est vrai que la nécessité pour l’homme de subsister, dans une nature qui, livrée à elle-même, est impuissante à satisfaire à tous ses besoins, fait du travail une loi.

D’autre part, c’est bien parce que l’homme doit lutter contre la nature pour satisfaire ses besoins qu’il est amené à développer ses potentialités. Le travail a permis à l’homme de développer ses facultés physiques et intellectuelles, et de s’éloigner ainsi de son animalité originaire. En libérant l’homme du besoin, le travail permet l’accès à la jouissance que procure l’art, la culture. En transformant la nature, l’homme lui donne la forme de son intériorité et peut ainsi accéder à une certaine reconnaissance de lui-même dans ce monde qui porte sa marque. En créant quelque chose de stable en dehors de lui, l’homme peut surmonter son angoisse de la mort. Enfin, le travail oblige le moi à sortir de lui-même, il rapproche les êtres les uns des autres dans la poursuite d’un but commun à tous : cette conscience d’appartenir à une communauté qui le dépasse et de participer à son développement constitue l’être générique de l’homme et le distingue de l’animal. Le travail en général est donc libérateur même s’il a revêtu au cours de l’histoire des formes particulières aliénantes, mutilantes : esclavage, servage, salariat.


Définition, problématisation.
Le travail apparaît comme un moyen de libération vis-à-vis de la nature. La fin de ce moyen paraît devoir être la satisfaction de besoins et de désirs matériels. Mais d’un autre côté, on travaille aussi pour ne plus travailler : j’endure ma semaine en vue du week-end, et ma carrière en vue de ma retraite. Le travail vise non seulement à permettre ma liberté, mais aussi à contribuer à augmenter une liberté qui se présente toujours comme future. Mais d’un autre côté, plus je travaille et moins je suis libre, puisque la réduction du temps de travail correspond à l’augmentation du temps libre. La contradiction qui apparaît ici tient à ce que je suis apparemment prisonnier de ce qui est en même temps mon moyen de libération : comment conquérir sa liberté en la perdant ?
Question : Le travail est-il ce qui me libère ou ce qui m’emprisonne ?

De son côté, la technique a partie liée avec cette question de la liberté, en tant qu’elle se présente comme un ensemble de moyens : la technique est moins une classe d’objets qu’une disposition et une conduite. En employant une branche ou un stylo pour tenir une fenêtre entrebâillé, je détourne un objet naturel ou technique vers une fin décidée par moi. Telle est la technique : l’instrumentalisation de moyens en vue de fins décidées par nous. Tant que nous décidons des fins, la technique est libératrice et nous restons libres. Mais la relation à l’objet technique est réversible : est-ce que je fais de mon ordinateur ce que je veux ou est-ce lui qui me donne l’idée de son usage, l’idée d’exploiter ce qu’il sait faire ?
Question : Restons-nous libre devant la technique, ou a-t-elle tendance à quitter son statut de moyen pour devenir une fin en soi ?

Au fond, pourquoi travailler ? Parce qu’il faut bien vivre et pour être libre après. Mais d’une autre côté, certains loisirs se présentent aussi comme des travaux : je peux travailler mon violon ou mes abdominaux. S’il en est ainsi, cela voudrait dire que le travail ne se restreint pas à la sphère de l’échange économique, au simple moyen, mais pourrait devenir une fin en soi, un mode d’être et de comportement. L’extension de la logique du travail vers les loisirs relève-t-elle du déplacement de sens, ou bien au contraire nous éclaire-t-elle de façon décisive sur le concept de travail ?
Question : Le travail est-il un moyen ou une fin en soi ?


1. Travail, technique et nature.
A. Comprendre et dominer la nature.

Si les animaux transforment la nature par instinct, seul l’homme travaille. Le travail humain se différencie de la simple transformation naturelle ou encore de la prise de possession de moyens de subsistance tout trouvés (la cueillette des fruits par exemple) par l’utilisation de l’outil. On peut donc définir le travail comme la transformation de la nature par l’intermédiaire d’outils. A partir du moment où chez l’homme l’outil intervient comme moyen, la production ne peut être que consciente. L’usage des outils, des techniques doit être intellectuellement conçu. Le travail est donc une activité consciente. « Ce qui distingue, dit Marx, dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Autrement dit, le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. L’artisan conçoit avant de fabriquer.

Objet fabriqué, l’outil est une médiation qui introduit une autre dimension dans la production : la technique. Non seulement l’homme peut utiliser les propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses, conformément à son but, mais il peut aussi fabriquer des machines, des ateliers, des canaux, des routes. Le facteur technique détermine donc le degré d’évolution du travail.

B. Travail et dépendance.
Dans La République, Platon (Platon, philosophe grec, 427-348) affirme qu’il y a trois besoins fondamentaux : la nourriture, l’habitation et le vêtement. A ces trois besoins correspondent trois travailleurs : le laboureur, le maçon et le tisserand auxquels Platon ajoute le cordonnier. A partir de ces quatre métiers, il propose deux solutions :

• Soit ces quatre activités sont exécutées par chaque travailleur qui partage son temps de travail en quatre. C’est ce qui se passe dans le communauté agraires primitives où chaque famille est économiquement autonome et se suffit presque complètement à elle-même, ne consommant que ce qu’elle produit et ne produisant que ce qu’elle consomme.
• Soit chaque travailleur se spécialise dans l’une de ces quatre activités et y consacre la totalité de son travail. C’est ce qui existe dans les sociétés actuelles. C’est ce qu’on appelle la division sociale du travail.

Cette division sociale du travail rend les hommes complémentaires, elle permet au travailleur qui réalise chaque jour le même labeur, de faire de mieux en mieux chaque jour ; et enfin elle épargne le temps car elle dispense de passer d’une activité à une autre. Platon envisage la division du travail entre des producteurs indépendants au sein d’une société. Mais avec le développement du capitalisme est apparue la division technique du travail qui lie des ouvriers indépendants au sein d’une entreprise.

Pour d’autres philosophes, la nécessité du travail semble elle aussi imputable à la nature : il est impossible de survivre si l’on se contente d’être passif. Hegel oppose d’emblée cette idée à Rousseau : « c’est une idée fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples et où il n’utiliserait pour les satisfaire que les moyens qu’une nature contingente lui procure » . Le travail apparaît alors comme s’il ne pouvait y avoir de travail que d’un élément naturel.

Le travail semble bien consister en une transformation ou une assimilation de la nature. On en veut pour preuve la façon dont on a pris l’habitude de classer les différents types de travaux dans une économie donnée : le secteur du travail sera « primaire », « secondaire » ou « tertiaire ». Certes, la cueillette est un rapport plus direct, plus immédiat et moins riche avec la nature que celui qui est en jeu dans une raffinerie de pétrole, mais il n’y a entre ces deux activités qu’une différence de degré. A chaque fois, le travail peut être définit comme une médiation avec la nature. C’est d’ailleurs bien comme cela que Hegel comprend et définit le travail : « la médiation qui prépare et obtient pour le besoin particularisé un moyen également particularisé, c’est le travail » .

Cette idée de médiation définit le travail comme libération de l’homme par rapport à la nature. Cette libération intervient sous la forme d’une ruse technique dont l’agriculture nous offre un exemple : le passage de la cueillette à l’agriculture, par la ruse technique de l’outil, me libère de la nature. Avant cette libération, je ne peux qu’être soumis et passif, dépendant des aléas ; la ruse technique inverse cette relation et fait travailler la nature pour moi pour un résultat beaucoup plus sûr : « Là, l’instinct se retire tout entier du travail. Il laisse la nature s’échiner à sa place, regarde tranquillement et ne dirige le tout qu’avec un effort minime : c’est la ruse. » .

C. Travail et propriété.
L’une des premières formes qu’a prise l’organisation du travail est la suivantes : les forts se réservent les tâches qui leur plaisent et imposent les autres aux faibles. A l’époque barbare, la chasse et la guerre sont seules regardées comme dignes de l’homme. Avec le progrès de la culture, l’activité de l’esprit s’ajoute à ces occupations. Il s’établit alors un dualisme entre les activités intellectuelles capables de remplir et de développer la vie personnelle et le travail imposé par la force ou la nécessité et qui transforment la personne individuelle en simple moyen pour d’autres. Le travail manuel, considéré comme indigne d’un homme libre, l’idée commune à toute l’Antiquité que la propriété peut s’étendre à la personne humaine, voilà ce qui amène l’institution de l’esclavage. Dans nos sociétés, si la division entre maître et esclave a disparu, elle s’est réincarnée dans l’opposition de ceux qui possèdent et ceux qui ne sont que des travailleurs.

Pour Rousseau, qui s’oppose à Hegel, l’origine du travail doit être recherchée du côté de la nature, mais avec une différence fondamentale : c’est la propriété qui a raréfié les moyens de subsistance et a obligé les hommes à travailler. Selon Rousseau, le travail est le résultat indésirable d’un principe injuste : la propriété. « […] ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » .

Pourtant, la propriété peut être comprise dans un rapport différent avec le travail. Ne peut-on imaginer que l’imposteur qu’évoque Rousseau travaillait sur le terrain qu’il a enclos, et proposer l’idée selon laquelle le fait de son travaille lui confère un droit de propriété ? Locke (John Locke, philosophe anglais, 1632-1704) examine ce seuil avec l’exemple de la cueillette. Puisqu’elle est de fait une appropriation, où est le seuil de la propriété ? « Je me demande donc : quand est-ce que les choses commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, lorsqu’il les cueille ? » Le seuil en question est en réalité un critère, et ce critère n’est autre que le travail : « il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n’y a mis » . Ainsi ma propriété n’est-elle non plus la cause injuste du travail, mais au contraire son juste résultat.


2. Technique, travail et liberté.
A. Le progrès technique est-il libérateur ?

La thèse de la neutralité affirme que la technique n’est qu’un moyen à notre disposition. D’après cette thèse, la technique en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise et ne peut être jugée : ce qui peut être jugé, c’est ce que nous en faisons, c’est la finalité que nous lui donnons. Après tout, ce n’est pas le pistolet qui est jugé au tribunal, mais l’homme qui a choisi d’appuyer sur la détente.

Selon cette thèse, on peut donc séparer jugement moral et jugement technique : on peut remarquer la qualité technique d’une arme meurtrière tout en la jugeant très sévèrement d’un point de vue moral. Aristote (Aristote, philosophe grec, 384-322) a posé le principe d’une telle disjonction : « dans le domaine de l’art, l’homme qui se trompe volontairement est préférable à celui qui se trompe involontairement, tandis que dans le domaine de la prudence, c’est l’inverse qui a lieu, tout comme dans le domaine des vertus également » . Ce que l’homme qui agit mal volontairement a de supérieur, en tous cas techniquement, c’est qu’il maîtrise un processus technique, il a trouvé le meilleur moyen pour sa fin. Techniquement, le tueur à gages est un meilleur assassin que le chauffard occasionnel, alors que moralement, le cas de ce dernier, qui peut se prévaloir de son absence d’intention de tuer, est un peu moins grave que celui du tueur à gages. De même, techniquement, il n’y a pas meilleur empoisonneur qu’un médecin, parce qu’il est le plus qualifié pour cela : c’est moralement que le médecin choisit d’utiliser son savoir pour guérir. Le tout est donc de savoir utiliser la technique à bon escient, en vue d’une bonne fin : or un tel savoir semble extérieur à la technique elle-même : la raison technique n’est pas d’emblée morale, comme le souligne Epictète (Epictète, philosophe grec, 50-125/130) : « si tu écris à un ami, le fait que tu dois choisir ces lettres-ci, la grammaire te le dira. Quant à savoir s’il faut oui ou non écrire à cet ami, la grammaire ne te le dira pas » .
Il se pourrait pourtant que la neutralité morale de la technique puisse être contestée. En effet, installer des distributeurs de préservatifs dans un lycée n’est pas la même chose que la libre diffusion de fusils d’assauts dans les supermarchés. Il paraît donc douteux que les finalités techniques ne viennent pas de la technique elle-même. Ainsi « si l’on parle à propos de technique de « moyens », il faut reconnaître qu’il s’agit de moyens très particuliers, lesquels ne sont plus au service d’aucune fin différente mais constituent eux-mêmes la « fin » » . Il faudrait alors penser que les finalités ne sont pas imposées à la technique de l’extérieur et après coup, mais au contraire qu’elles sont intrinsèques à l’objet technique lui-même.

La notion de progrès technique recèle donc une ambivalence majeure. Comme augmentation quantitative des performances et des possibilités, le progrès contemporain est incontestable. Mais la surenchère des performances est devenue une fin en soi. Nous avons à faire à un progrès essentiellement auto-justificateur, à des « procédés de plus en plus efficaces et sophistiqués, dont le développement toutefois ne connaît d’autre simulation ni d’autre loi que lui-même et se produit ainsi comme un auto-développement » . Comme fuite en avant des performances, le progrès technique court-circuite de cette façon notre liberté.

C’est, en même temps que la liberté humaine, une certaine idée de l’homme qui est en jeu. En effet, le fait technique a pris de telles proportions qu’il jette une lumière nouvelle sur la définition de l’homme. Faut-il continuer à définir classiquement l’homme comme homo sapiens, comme être pensant, ou doit-on désormais aller jusqu’à définir l’homme par sa capacité technique, c’est-à-dire le définir comme un fabricateur, comme homo faber ? Pour Bergson (Henri Bergson, philosophe français, 1859-1941), seul l’orgueil humain nous a jusqu’ici empêché de reconnaître le fait technique comme majeur et constitutif de l’homme : l’homme est bien un homo faber. La technologie ne serait alors que la constitution de la technique en valeur propre et autonome.

B. Le travail exploité et le travail comme auto-production.
On doit à Marx d’avoir découvert dans Le Capital que le salaire n’est pas le prix du travail mais le prix de la force de travail. La force de travail est une marchandise qui vaut comme toute autre : sa valeur est déterminée par le temps de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance dont l’ouvrier a besoin pour l’entretien et le renouvellement de celle-ci. Le profit résulte de ce que la quantité de travail qui fournit la force de travail est toujours supérieure à celle qui est nécessaire à sa production. La plue-value ou profit résulte donc de la différence entre la valeur d’usage de la force de travail (c’est-à-dire le travail qu’elle fournit qui peut se mesurer en quantité de produits) et sa valeur d’échange (c’est-à-dire le travail qu’elle coûte). Le travail est donc expliqué.

L’aliénation du travailleur se traduit par la rupture entre le savoir technique et l’exercice des conditions d’utilisation. « Les travailleurs parcellaires, dit Marx, ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que leur produit collectif qui devient marchandise. » De plus, le travail devient monotone : « La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. » L’ouvrier est donc dépossédé des moyens de production, du produit de son travail et de son travail lui-même. Certes, le capitalisme est un mode de production révolutionnaire ; il a bouleversé les conditions techniques et sociales de la production. Il a libéré l’humanité de l’esclavage, il a contribué à l’élévation du niveau de vie des masses. Mais son but n’a jamais été d’émanciper le travailleur ni d’alléger le labeur. Son seul but est de maintenir le taux de profit.

Cependant, la notion de travail recèle elle aussi sa dimension libératrice, humanisante, et en même temps les conditions de leur compromission. Cette notion est complémentaire de l’analyse hégélienne : en rendant conscients les besoins et en faisant intervenir les moyens techniques pour les satisfaire, l’homme se distingue de la nature et conquiert par là non seulement sa liberté, mais son être même.

Le travail peut donc être défini comme auto-production, comme production de l’homme par lui-même : la conscience affronte cet autre qu’est la nature et s’y réifie (réifier = devenir chose). Le travail n’est plus seulement libérateur : il est littéralement la production de l’homme par lui-même.

C. Les conditions de la liberté.
L’analyse de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) est contemporaine des débuts de l’organisation de la productivité dans la grande industrie. L’humanité que donne au travail son caractère d’autoproduction peut être remise en cause si on comprend le travail comme englué dans une certaine réalité, celle de son organisation. Tel est le problème de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) : il faut montrer comment le travail, proprement humain en lui-même, peut perdre cette humanité dans l’organisation capitaliste du travail. Le « travail social » est le travail considéré par Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) dans le cadre de cette organisation. Ce à quoi renvoie l’expression, c’est la division du travail, à savoir la répartition des tâches telle que l’organise une économie avancée. Ce contexte social explique que le travail, de concret, devienne abstrait, et, de libérateur, devienne aliénant.

Si le travail peut être aliénant, il le sera d’autant plus à proportion qu’il devait (et qu’il devrait) être libérateur et humanisant : « l’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé. Donc tandis que le travail aliéné arrache à l’homme sa production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et il transforme l’avantage que l’homme a sur l’animal en ce désavantage que son corps non organique, la nature, lui est dérobé » .

Ce n’est pas le travail en lui-même qui est aliénant, mais son mode d’organisation capitaliste. A quelles conditions alors le travail peut-il rester humain et humanisant ? Le passage de l’outil à la machine est ici en cause, en tant qu’il renverse la relation de dépendance entre l’homme et ce sur quoi il travaille, relation originellement renversée et emportée par l’homme contre la nature. De moyen de ruser avec la nature pour se libérer, la technique devient ici un facteur d’aliénation, de perte de liberté. Dans le passage des métiers, des ateliers, du compagnonnage et des confréries au machinisme industriel, le travailleur perd la maîtrise de l’ensemble du processus et de l’ensemble des moyens techniques : devenu parcellaire, son travaille ne maîtrise plus la machine mais se trouve au contraire maîtrisé par elle : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine », ajoute Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883).


3. Travail, technique et bonheur.
A. Nature, confort et bonheur.

La nature écologique contemporaine prétend incarner la prise de conscience d’un nécessaire souci de la nature. Ainsi, les perturbations induites par l’activité humaine dans la chaîne alimentaire (par la transformation des bovidés en animaux carnivores et cannibales), ou dans la composition de l’atmosphère terrestre (par la déforestation amazonienne) sont désignées par l’humanité comme un danger. Le tout est de savoir pour qui ou pour quoi il s’agit d’un danger, et au nom de quoi il faudrait le conjurer. Est-ce le risque de difficulté dans la consommation de viande bovine ou même le risque des inondations résultant des fontes des glaces polaires qui sont principalement en cause ? Si tel était le cas, alors ce ne serait jamais qu’au nom de notre confort que cette question serait soulevée. En ce sens, il n’y aurait plus entre protestation écologique et industrialisation qu’une différence de degré, puisqu’il ne s’agirait plus que de distinguer deux conceptions opposées d’un même bien : notre confort.

Ce stade ne fait-il alors que révéler ce que les succès de l’industrialisation avaient autrefois dissimulé : le malentendu selon lequel la maîtrise de la nature n’aurait jamais permis le bonheur ? C’est à partir d’une telle hypothèse que l’on peut concevoir le maîtrise technique comme une malédiction. C’est par exemple la thèse d’Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536), qui part de l’idée que puisqu’il n’y a rien de malheureux à être ce que l’on est, il a bien fallu un ennemi du genre humain pour laisser croire à l’homme que l’utilisation des sciences était un privilège plutôt qu’une damnation. Ainsi Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536) peut-il conclure que les sciences sont « si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien que l’on attend de chacune d’elles » .

Cette thèse trouve naturellement son écho le plus amplifié chez Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778). Pour lui en effet, la technique est irrémédiablement synonyme d’état social, et donc de propriété et d’injustice, alors même que l’état naturel de la nature exprime un bonheur originel toujours déjà perdu. Ainsi, tant que les hommes « ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par nature » . L’exercice des arts (au sens aristotélicien de technique) n’a donc fait que corrompre nos mœurs et déguiser notre bonheur.

B. Le syndrome des apprentis-sorciers.
Hegel (Hegel, philosophe allemand, 1770-1831) disait que la nature n’a pas d’histoire. Cette conception repose sur l’idée de l’immuabilité des lois régissant la nature. La nature évolue, mais elle n’a pas d’histoire si l’on entend par là ce qui résulte de la libre intervention de l’homme. Or justement la limite de la maîtrise a quelque chose à voir avec ce seuil de l’intervention humaine : si l’on considère que ce sont nos actions qui font de l’histoire ce qu’elle est, alors en un sens nous sommes en train de faire de la nature ce qu’elle devient, pour y avoir libéré ce que Merleau-Ponty (Maurice Merleau-Ponty, philosophe français, 1908-1961) appelle des forces qui ne sont plus dans le cadre du monde. Hannah Arendt (Hannah Arendt, philosophe d’origine juive-allemande, naturalisée américaine, 1906-1975) peut donc dire que « nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions faire la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous faisons la nature, dans la même mesure que nous faisons l’histoire » . Nous avons donc donné à la nature une histoire, nous avons commencé notre histoire de la nature. Ce commencement est moins une date de départ chronologique qu’une origine logique qui correspond au seuil qui marque la limite de la maîtrise de la nature.

Dorénavant le destin de la nature est inséparable du nôtre, et il est le nôtre, parce que la distinction entre ce qui est humain et ce qui est naturel est devenue rigoureusement inassignable : « la différence de l’artificiel et du naturel a disparu, la naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel » . Le monde est un univers qui « porte les marques visibles du travail conscient, et il est, en fait, impossible d’y distinguer ce qui relève de la nature brute, inconsciente, et ce qui procède de la praxis sociale » . La limite de notre maîtrise se pose donc comme dissolution de son objet même, la nature, qui n’est plus repérable. Ainsi n’avons-nous plus à maîtriser que notre propre maîtrise.

Contrairement à ce qui avait été cru, on ne peut plus tenir l’idée selon laquelle « les interventions de l’homme dans la nature, tel que lui-même les voyait, étaient essentiellement de nature superficielle et sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté » . Par voie de conséquence, « la nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir ». Il ne s’agit pas seulement du futur prochain, qui relève encore de la sphère de notre responsabilité directe, mais aussi du futur lointain. Comme disait Saint-Exupéry (écrivain français, 1900-1944), nous n’héritons pas de la terre de nos parents, mais nous l’empruntons à nos enfants.

C. La technique nous a-t-elle libérés du travail ?
Au rêve pré-industriel des machines libérant les hommes du besoin de travailler a succédé le cauchemar du remplacement des ouvriers par des robots. Y avons-nous gagné en loisirs ce que nous avons perdu en contrainte laborieuse ?
Le travail a toujours pu être conçu comme étant lui-même un moyen en vue des loisirs, comme le moyen de ne plus travailler. Reléguant les passions qui rendent l’homme industrieux et prévoyant du côté de la société, Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) leur oppose le fait que l’homme est naturellement paresseux : « Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que même parmi nous c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Mais on peut aussi dire que les loisirs et le repos nous aident à affronter le travail, puisque c’est en prévision d’avoir à travailler que nous nous reposons. Le raisonnement est-il réversible : le repos peut-il être le moyen du travail, qui deviendrait alors la norme de lui-même comme celle du repos ?

Cette direction est révélatrice de l’invasion du temps du loisir par la logique du travail. Baudrillard (philosophe français, 1959-) attribue cette extension à l’interdiction de perdre son temps, interdiction issue du travail et qui aliène le loisir en le vidant du farniente Il est vrai que de nombreuses formes de loisirs se caractérisent par la segmentation productive et utilitariste de l’emploi du temps (le voyage organisé), ou par l’idée de la production d’une œuvre (le bricolage, la peinture, la cuisine) ou par la recherche de l’entretien d’une capacité et d’une auto-production (la musculation, la gymnastique).

Un besoin de travailler se glisserait donc ainsi jusque dans les loisirs, à moins même que ce ne soit dans les loisirs qu’il puisse s’exprimer de la façon la plus humaine. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) montre ainsi que le travail ne peut se justifier longtemps par le besoin matériel, puisque l’apaisement du besoin fait naître un besoin adventice et nouveau, le besoin de travailler. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) soupçonne donc le besoin d’être d’un résultat : l’habitude du travail produit le besoin du travail, qui répond don à un besoin culturel (« nouveau », « adventice ») et non plus naturel. C’est culturellement que nous avons besoin de travailler, besoin qui envahit même ce qui n’est pas le travail. L’exemple du jeu, ce travail sans travail, est bien significatif : il n’y a finalement rien de plus sérieux qu’un jeu aux règles duquel nous sommes souvent plus attachés qu’aux lois elles-mêmes. Bref, le travail social exporte son « esprit de sérieux », à moins que ce ne soit que dans le jeu que les enjeux humains du travail ne se mettent vraiment à apparaître.

Le travail présente manifestement une valeur décisive. Si l’idée d’un droit au travail (qui forme l’article 26 de la deuxième section de la Déclaration des Droits de l’Homme) figure bien, et plus encore depuis la massification du phénomène du chômage, une dimension essentielle de la dignité humaine, ce n’est pas qu’à titre social, mais aussi à titre tout simplement humain. Le travail est bien acheminement vers soi-même : c’est par mon travail sur moi-même, avec ou sans la médiation de la nature et des acteurs sociaux, que je deviens ce que je suis. Si le travail peut être une fin en soi, si l’on peut travailler pour travailler, le travail peut-il être porteur d’une valeur intrinsèque ? On peut certes être heureux de son travail, s’y épanouir et s’y réaliser : c’est la thématique hégélienne et marxiste du choc en retour, mais celle-ce semble encore devoir quelque chose à la notion de réussite, dans l’activité qui ne produit rien comme dans celle qui produit quelque chose. L’idée qui manque peut-être ici pour donner au travail toute son humanité et rétablir toute sa difficulté à la fois est sans doute l’idée d’effort ou de fatigue. Le mot travail appliqué à des choses est révélateur de ce sens profond, comme on dit que le bois travaille par exemple, ou que le vin qui fermente travaille.

3 commentaires:

Unknown a dit…

c tré intéressant! alor on voit d'une part que le travail peut étre tré aliénant mé aussi libérateur et source d'épanouissemen mé commen réunir les deux idées dans la synthèsse ?

Freund a dit…

Des passages entiers de mon livre "philobac pour les nuls" paru chez First ont été recopiés. La justice va être saisie

Elkwaet a dit…

@Freund,
CE DEVRAIT ETRE POUR VOUS UN HONNEUR! lol.
VOILÀ QUE JE VIENS JUSTE D'APPRENDRE QU'UN LIVRE PORTE LA PLUPART DE CES INFOS. MAIS lol QUE CA DONNE PLUS ENVIE DE LE CHERCHER À CAUSE DE...