lundi 3 novembre 2008

Cours : Autrui

Définition, problématisation.
Autrui est celui qui dit moi sans être moi, il est en quelque sorte le moi qui n’est pas moi. Dans cette première définition de l’autre, c’est encore de moi qu’il est question, comme si je ne pouvais finalement définir les autres qu’à partir de moi. Dans des métaphores comme celle des « proches », du « cercle, ou de « l’entourage », je suis au centre et l’autre est périphérique. L’adjectif « autre » est lui-même ambigu dans le langage courant, il peut signifier un deuxième exemplaire du même (comme dans « une autre bière ») ou bien au contraire une différence. En sommes-nous réduits à penser autrui en partant toujours de nous-mêmes ou bien est-ce que autrui m’impose au contraire l’épreuve de sa différence ?
Question : Autrui n’est-il qu’un alter ego (un autre moi-même) ou bien un étranger irréductible ?

D’un autre côté, je suis aussi un autre : pour l’autre, autrui c’est moi. Autrui est à la fois un objet (pour moi) et un sujet (pour lui). En tant qu’il n’est pas seulement objet mais aussi sujet, l’autre a droit, de notre part, à une attitude inédite, qui n’est plus celle que nous observons avec les objets. Dans une rame de métro bondée, les autres sont à la fois pour moi des volumes dans l’espaces à travers lesquels je me fraye un chemin, et des personnes humaines dont je ne peux écraser les pieds ni toucher certaines parties du corps. C’est le respect, qui consiste à traiter l’autre comme une personne humaine, c’est-à-dire à voir dans l’autre une fin et non un moyen. Et pourtant, même au fond de l’altruisme, l’égoïsme pointe encore : est-ce pour moi ou pour l’autre que je respecte autrui ?
Question : Arrivons-nous à traiter l’autre comme une fin ou en faisons-nous toujours un moyen ?


1. L’analogie.
Une analogie est possible entre l’autre et moi : ce qu’il vit est pour lui, ce que je vis est pour moi. C’est ainsi que nous nous consolons ou nous conseillons les uns les autres : en postulant que nous pouvons comprendre l’autre à partir de nous-même.

a) L’égologie cartésienne.
La perspective issue de Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) repose sur une philosophie du sujet, centrée sur l’ego. C’est à une théorie de ce genre, qui met l’ego au centre, que l’on peut donner le nom d’égologie. C’est essentiellement à partir de Descartes que la question d’autrui commence à devenir un problème, parce que le cogito apparaît comme absolument insulaire : la philosophie cartésienne, qui fonde la modernité philosophique, a mis le moi en son centre en posant autrui comme absent ou au mieux comme « le second de ma solitude » (Rilke, poète autrichien, 1875-1926). Chez Descartes, les autre ne sont alors qu’un cas particulier de l’extériorité, de ce au sujet de quoi nos sens peuvent nous tromper, au même titre que les objets.

Pour Descartes, « la nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois poursuivrent les uns et fuir les autres […] Et aussi, de ce qu’entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composer du corps et de l’âme) peut recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent. » C’est donc par analogie que je peux connaître l’autre : de même qu’il peut m’être corporellement agréable ou désagréable, je peux moi-même à mon tour lui être agréable ou désagréable. C’est à partir de moi que je connais l’autre : ce qui me donne chaud peut lui donner chaud : « que dans un corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable à l’idée de la chaleur qui est en moi » .

Dans l’analogie entre l’autre et moi, je suis le comparant et l’autre est le comparé. L’analogie ne peut rester un modèle d’intelligibilité sans devenir en même temps un modèle normatif : la norme est donc de mon côté et l’autre n’est normal qu’à condition d’être comme moi. La source du racisme n’est pas loin : en pensant à autrui à partir de nous-même, nous ne pouvons respecter en lui que ce qui est déjà en nous. C’est la différence de l’autre qui reste difficile à penser. La consolation nous en donne un exemple riche : d’un côté je peux essayer de consoler l’autre à partir du souvenir que j’ai d’un chagrin semblable et de la solution que j’y ai trouvés ; mais d’un autre côté, l’irréductible différence de l’autre fait qu’il ne souffre pas de la même souffrance que moi, et qu’il reste donc finalement irréductiblement autre, c’est-à-dire jamais vraiment consolable. L’altérité radicale de l’autre commence là où la consolation échoue.

b) Les limites de l’analogie.
Il devient donc manifeste qu’on ne peut arriver à donner une place à l’autre qu’en sortant de ce point de vue cartésien. La philosophie du XXe siècle issue de la phénoménologie (Telle que l'a définie le fondateur du courant phénoménologique, Edmund Husserl (1859-1938), au début du XXe siècle, la phénoménologie est la science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur.) se sert justement de la question d’autrui pour en finir avec la philosophie cartésienne, et pour s’affranchir du dualisme du sujet et de l’objet. Ainsi, une analyse célèbre de Merleau-Ponty (philosophe français, 1908-1961) veut montrer qu’il n’y a pas de place pour autrui dans la pensée objective, la philosophie du sujet issue de Descartes. En effet, « autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour-soi, il exigerait de moi pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets » . La contradiction que dénonce ici Merleau-Ponty est celle de l’en-soi et du pour-soi : comment autrui peu-il être à la fois un objet pour moi et un sujet qui peut à son tour faire de moi un objet ? Ce qu’il s’agit donc de faire, c’est changer de fondement : l’autre est peut-être premier.
L’analogie se voit donc réfutée comme accès méthodologique à autrui. Ce sont les fondements mêmes de cette analogie qui doivent ainsi être remis en question : il n’y a d’analogie possible qu’en apparence entre l’autre et moi, parce que toute analogie repose sur une pétition de principe, ne reconnaissant en l’autre que ce qu’elle suppose pouvoir reconnaître : « le raisonnement par analogie présuppose ce qu’il devrait expliquer » .
C’est ce qu’on retrouve dans la question de l’exotisme, rapidement devenu une mode littéraire à partir des récits des premiers explorateurs. L’exotisme n’est que de pacotille tant qu’on ne part voir l’autre qu’avec la certitude de sa propre supériorité. Dans ses premières expressions, l’exotisme ne voit l’autre qu’à partir de nos propres yeux, pour imposer sa certitude de soi. L’exotisme véritable commence justement lorsqu’on adopte sur soi le point de vue de l’autre, comme Montesquieu (philosophe français, 1689-1755) s’y exerce dans les Lettres persanes en décrivant Paris vu d’un point de vue persan. Dans ses Essais sur l’Exotisme, Segalen (écrivain et poète français, 1878-1919) essaie ainsi de montrer que je ne peux me voir que comme les autres me voient : le véritable exotisme consiste ainsi à perdre sa certitude de soi pour apprendre du regard de l’autre, devenu premier.

c) Autrui comme médiateur.
S’il faut adopter sur soi le point de vue de l’autre, c’est peut-être aussi parce que c’est à l’autre qu’il incombe de me dire qui je suis.
Ainsi toute conscience vie pour être reconnue : c’est le point de départ de l’analyse de Hegel (philosophe allemand, 1770-1831). On voit par là que l’autre est nécessairement conduit à prendre un rôle fondamental, ne serait-ce que dans la mesure où lui aussi vit pour être reconnu. S’engage alors une lutte pour la reconnaissance. C’est que je dois être reconnu, mais seulement par celui que je reconnais (qu’importe si tout le monde me trouve beau, je veux que ce soit celle que je trouve belle qui me trouve beau). Ainsi dans toute relation, celui qui est reconnu en premier est en position de force : le demandé domine le demandeur, comme le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348) reconnaît lui aussi la meilleure place à celui qui est aimé plutôt qu’à celui qui aime. Hegel dit donc que « le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort » . Seule une lutte à mort est le moyen de la reconnaissance l’un de l’autre des sujets libres, libérés de l’attachement à la vie.
Toute conscience de soi a sa propre certitude sur soi, mais ma certitude n’est pas encore la vérité. Il faut qu’elle soit reconnue par l’Autre. La relation à l’autre n’est pas une reconnaissance superflue : elle est un mouvement et un processus absolument nécessaires dans la formation de la conscience de soi. Ce n’est qu’ainsi que l’en-soi et le pour-soi seront réconciliés, surmontant ainsi la division originelle de la conscience qui est source de son malheur. On retrouve ici à l’œuvre le dynamisme de la dialectique hégélienne : une chose ne devient ce qu’elle est qu’en passant par l’épreuve de son contraire. Ainsi, j’ai besoin de l’autre pour devenir moi : l’autre est un médiateur entre moi et moi.
Sartre (philosophe et écrivain français, 1905-1975) a montré quelle était la médiation de moi à moi qu’opérait l’autre. Le désir peut ainsi être compris comme un mode premier de la relation à autrui. En effet, je désire non pas tant l’autre que la liberté de l’autre, dont j’attends qu’elle se soumette à moi en restant paradoxalement libre. Une pure soumission ne me reconnaît en rien comme être désirable : le désir est désir du désir de l’autre. Quand l’autre me désire, je suis dépositaire d’une liberté captive, qui me reconnaît comme désirable : il faut que ce soit librement que l’autre se soumette, faute de quoi l’objectif du processus de reconnaissance sous-jacent n’est pas rempli.

2. L’intersubjectivité.
La notion d’intersubjectivité désigne ce qu’il y a entre les sujets : ce qui est premier, ce n’est donc ni moi ni l’autre, mais ce qu’il y a entre nous.

a) Autrui en son visage.
Il s’agit de séparer, comme Descartes ne l’a pas fait, le problème d’autrui de celui de la connaissance et du rapport à l’extériorité en général : autrui n’est pas un objet extérieur comme un autre, et réclame davantage qu’une déduction ou qu’une analogie. C’est ce dont veut témoigner Levinas (philosophe lituanien naturalisé français, 1905-1995) en expliquant que « l’intrigue de la proximité n’est pas une péripétie de l’intrigue de la connaissance » . Autrui est celui qui m’apporte ce dont une déduction sur lui ne saurait rendre raison, c’est-à-dire du sens. Le sens qu’offre Autrui, dans sa variété, dépasse et déjoue les systèmes de pensée. Autrui se définit donc comme un signe, c’est-à-dire par son ambiguïté. Or l’autre ne cesse jamais complètement d’être ambigu, sans avoir pour cela de jouer avec moi : l’autre est un signe et me fait des signes. Cela signifie d’abord qu’il y a toujours en l’autre une part irréductible de mystère qui nous échappe, et que nous voudrions à la fois épuiser, réduire et vider (« à quoi tu penses ? ») et en même temps préserver : plus moyen d’aimer l’autre quand il n’a plus de mystère, même si en même temps on voudrait pouvoir lire en l’autre à livre ouvert.
Autrui n’est pas un objet qui s’analyse, mais un humain à rencontrer : ce n’est pas pour rien que les bourreaux nazis effaçaient le visage de leurs victimes (cf. L’espèce humaine de Robert Antelme). Ce sont d’abord nos regards et nos visages qui se croisent ou se fuient. Autrui est d’abord dans son visage, aux multiples significations. Dévisager l’autre, c’est chercher à pénétrer son intériorité. Ainsi aussi, le rapport à autrui, comme par exemple la caresse, ce n’est pas la peau de l’autre, mais l’autre qu’on touche : Valéry (écrivain français, 1871-1945) disait que la peau est ce que nous avons de plus profond. L’intériorité de l’autre n’est pas forcément là où je l’attends : le chirurgien qui m’opère n’est pas nécessairement mon intime, alors qu’un regard imprévu peut me percer à jour, me dévisager impudiquement, m’ouvrir de part en part, et me faire rougir : en rougissant, je contiens ma réaction et l’intimité de ma pensée d’une façon qui la révèle.
Le thème du visage, mieux qu’aucun autre, montre que toute rencontre avec l’autre produit plus de signification qu’il n’est possible de se le représenter. Le visage exprime et réprime, il « est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens il ne serait être compris, c’est-à-dire englobé » . La résistance du visage de l’autre à ma compréhension est totale, parce que son visage ne me montre jamais vraiment rien et jamais tout non plus, et que je ne peux démasquer un bon menteur même en l’obligeant à me regarder dans les yeux. Comme le dit Levinas, « le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs » . L’expression de l’autre ne nous donne pas son intériorité parce que l’autre conserve toujours la possibilité de se cacher et de mentir.

b) La destitution du moi.
Etre destitué, c’est perdre une position dominante : or le visage et le mystère de l’autre m’enlèvent abruptement ma position première et centrale. L’existence de l’autre témoigne de ce qu’on peut être et vivre autrement que moi, remettant ainsi en cause mon équilibre et mes certitudes. Toute relation à autrui est marquée d’avance par une certaine asymétrie qui défie ma position centrale et m’en destitue. Reprenant la formule cartésienne du je pense solitaire, Merleau-Ponty conclut à son échec : « le cogito d’autrui destitue de toute valeur mon propre cogito et me fait perdre l’assurance que j’avais dans la solitude d’accéder au seul être pour moi concevable » . Ainsi, pour pouvoir penser autrui, il faut renoncer à la solitude cartésienne, c’est-à-dire à une attitude qui réduisait autrui à un objet, c’est-à-dire à un simple avatar de la philosophie de la connaissance.
On est encore bien loin de prendre la mesure des difficultés qu’autrui nous pose tant qu’on ne l’aborde que par le prisme de la métaphore du prochain. Si le prochain est celui qui est comme moi, que recouvre l’amour du prochain, sinon ma complaisance pour ma propre personne ? Dénonçant l’amour du prochain comme une forme hypocrite de l’amour de soi, Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) nous invite aussi à l’amour du lointain. L’autre véritable n’est donc pas celui qui est comme moi et qui pense ce que je pense, mais au contraire celui dont la différence menace d’avance toute communicabilité. Lorsque Malebranche (philosophe français, 1638-1715) évoque les Chinois au moment de savoir si la raison est universelle, c’est bien de cet étranger radical qu’il s’agit, celui avec qui mes repères familiers et les présomptions de l’analogie s’effacent pour laisser place à l’altérité la plus radicale.

c) Altruisme et égoïsme.
Le confort de l’analogie et de la métaphore du prochain sont aussi le signe que d’une certaine façon l’altruisme peut recouvrir de l’égoïsme : le cadeau est souvent plus facile à offrir qu’à recevoir, et nous sentons bien que les gros cadeaux que nous recevons font de nous des obligés. C’est aussi ce que laisserait soupçonner l’analyse qu’Aristote (philosophe grec, 384-322) fait de l’égoïsme : avant que la tradition judéo-chrétienne ne fasse de l’amour d’autrui une sorte de devoir, son analyse tend au contraire à montrer qu’aimer les autres c’est finalement toujours s’aimer soi-même.
Ainsi l’opinion commune dira qu’est égoïste celui qui revendique « une part trop large dans les richesses, les honneurs ou les plaisirs du corps », mais n’est-ce pas là ce que « la plupart des hommes désirent » ? Cela reviendrait à dire que la critique commune de l’égoïsme ne recouvre en fait qu’une jalousie frustrée, et qu’en réalité « il ne peut rien exister d’autre que l’égoïsme » . L’analyse s’affine encore lorsqu’Aristote prend l’exemple d’un homme qui au contraire s’appliquerait « toujours à revendiquer pour lui-même ce qui est honnête », pour remarquer que « nul assurément ne qualifierait cet homme d’égoïste », alors que pourtant il s’attribue « les avantages qui sont les plus nobles ». Ce second égoïsme est l’apanage de celui qui s’assure le beau rôle, qui peaufine son image, et que Hegel appelait « la belle âme ». On n’est donc vraiment moral qu’en ne le montrant pas : « les belles actions cachées sont les plus estimables » , comme le disait Pascal. L’égoïste n’est donc peut-être pas celui qu’on aurait cru, et l’égoïsme ne coïncide pas avec son image commune. Mais finalement, si l’altruisme est le tout-pour-autrui et le désintéressement absolu, est-ce seulement possible ? Et n’est-ce pas dangereux ?

3. Autrui comme personne.
La notion de personne incarne la dimension proprement morale du problème d’autrui : considérer autrui comme une personne, c’est adopter sur lui un point de vu qui exhorte son humanité.

a) La notion de personne.
Une personne n’est pas un objet ou une chose : elle incarne ce que chacun a de respectable et d’humain. La notion de personne a d’abord été, historiquement, juridique et romaine : la personne se définissait comme un sujet de droit. Sur le plan moral, la personne se caractérise par sa dignité : ainsi ceux qui s’opposent à l’avortement considèrent-ils le fœtus comme une personne, et leurs adversaires comme un organisme. La notion de personne se comprend alors plutôt comme un point de vue qui renvoie à la singularité et à la respectabilité de chacun. Kant (philosophe allemand, 1724-1804) définit donc la notion de personne par la rationalité qui est le fondement de toute morale : « les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, autrement dit comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen » . Voir en l’autre une fin et jamais un moyen, c’est la définition même du respect.
La notion de personne incarne ce qu’il y a en l’autre de respectable. Il ne s’agit donc pas d’un critère objectif qui distinguerait les uns (ceux qui peuvent être appelés des personnes) et d’autres (ceux qui ne mériteraient pas ce rang), mais plutôt d’un point de vue sur chacun. En un sens, c’est celui qui exclut d’avance du rang des personnes humaines telle ou telle catégorie d’hommes qui déroge aux exigences de la personnalité. Lévi-Strauss (anthropologue et philosophe français, 1908- ) analyse par exemple la façon dont l’antiquité grecque repoussait sous le nom de barbares tous ceux qui ne relevaient pas de la culture grecque. Ainsi, « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »
Ce que l’autre a de respectable n’est donc pas seulement ce que lui et moi avons en commun, comme le dit Durkheim (sociologue et anthropologue français, 1858-1917) qui veut nuancer la notion kantienne de la personnalité : « pour lui, la clef de voûte de la personnalité est la volonté. Or la volonté est la faculté d’agir conformément à la raison, et la raison est ce qu’il y a de plus impersonnel en nous. Car la raison n’est pas ma raison : c’est la raison humaine en générale » . L’individualité et la singularité doivent demeurer des aspects essentiels de la notion de personne, ne serait-ce que parce qu’ils donnent à cette dernière toutes ses difficultés : il semble en effet infiniment plus difficile de respecter la différence que la ressemblance.

b) Respect du même et respect de l’autre.
Il est toujours bien difficile de respecter la différence de l’autre parce que cela consisterait à respecter l’autre pour lui plutôt que pour nous ; et plus facile de respecter ce qui nous ressemble parce que c’est finalement moi que je respecte en respectant mon prochain. Que dit d’autre la morale courante, quand elle dit qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fît ? Ainsi aimer son prochain comme soi-même veut dire non pas qu’il faille ne le respecter que parce qu’on se respecte, mais il ne faut pas, dans sa bienveillance, faire de différence entre soi et l’autre. Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faille aimer l’autre plus que tout et plus que soi. Le respect ne signifie en effet plus rien s’il nous coûte celui que chacun se doit.
Trop d’altruisme peut devenir dangereux ou suspect : il y a aussi des devoirs envers soi. « Il y a des situations où, sans être un égoïste, après une évaluation juste et impartiale, nous avons seulement le droit mais même le devoir de faire passer nos souhaits propres avant ceux d’autrui. » Il n’est donc pas non plus nécessaire de se sacrifier pour l’autre, et l’engagement religieux nous donne ici la limite de l’humain, car dans la charité ou l’amour comme don de soi, autrui peut devenir le mobile et le but de toutes mes actions. Kant dira au contraire que puisque l’adversité, la douleur et l’indulgence constituent des motifs d’enfreindre ses devoirs en général, alors « la force, la santé et la prospérité en général, qui s’opposent à cette influence, peuvent donc aussi, semble-t-il, être regardés comme des fins qui sont en même temps des devoirs, à savoir celui de travailler à son propre bonheur et non pas de s’appliquer à celui d’autrui » . Se respecter, c’est respecter en moi ce qui fait l’humanité de tout homme. Il y a donc, comme le disait Descartes, une part d’estime de soi qui n’est pas orgueilleuse, si ce que j’admire en moi dépasse le moi et ses petites vicissitudes.

c) L’épreuve du respect.
La plupart des hommes poursuivent des buts égoïstes et ne sont donc pas portés naturellement à respecter autrui. L’amour ne se commande pas, il n’y a donc rien qui puisse m’obliger à aimer tous les êtres humains. Or je dois respecter même mon ennemi. Qu’est-ce qui pourrait-donc provoquer le respect ? Le respect des lois suffit-il à assurer les respect d’autrui ? Si les lois me contraignent d’une certaine manière à respecter la propriété privée, à ne pas porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui, elles ne me contraignent en rien à être bienfaisant à son égard, à l’estimer en tant que personne ayant une dignité. Je peux, tout en respectant les lois, mépriser autrui, m’en servir comme s’il n’était qu’une chose.
Le respect d’autrui ne peut donc que prendre la forme d’une obligation morale ? Mais pourquoi dois-je respecter autrui ? Dans quel but ? Pour qu’il me respecte ? Non, car ce serait subordonner le respect d’autrui à autre chose que lui-même ? Je dois respecter autrui, c’est un impératif catégorique inconditionnel.
Si la question se pose, c’est qu’il semble que pour respecter l’autre il faille se haïr. Pascal le disait : « le respect est « Incommodez-vous ». Dans le respect, il y a quelque chose d’humiliant pour moi : j’y fais l’expérience de la valeur de l’autre. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle respect : il ne s’agit pas ici des manifestations formelles et convenues de la politesse (ce que Pascal appelait le respect d’établissement), mais du respect qui vient de ce que l’autre a su m’inspirer (le respect d’estime). »
C’est pour cela que Kant faisait du respect un sentiment rationnel : c’est la manifestation d’une loi rationnelle tellement exigeante pour nous que nous ne pouvons l’appréhender que par un sentiment. C’est en cela que le respect est une épreuve, et ce n’est pas pour rien que le langage courant fait du respect une épreuve de force : le respect se gagne, se mérite, l’autre me tient en respect. Respecter l’autre pour lui ne se fait qu’au prix d’un passage par ce moment négatif, qui se résout dès que la valeur que je reconnais à l’autre ne diminue plus la mienne.
Dois-je respecter en autrui le semblable ou au contraire l’être différent de moi ? Respecter autrui parce qu’il partagerait les mêmes pensées, les mêmes valeurs que moi, ce serait considérer autrui comme un autre moi-même et donc nier son altérité. Respecter l’être différent, c’es risquer d’enclore autrui dans sa différence, car un être humain ne se définit pas par sa différence culturelle, son appartenance à un groupe religieux ou politique. Respecter autrui, c’est respecter l’humanité qui est en lui comme en nous. C’est respecter ce qui fait de l’être humain un être distinct des choses, une dignité, une valeur absolue.

3 commentaires:

klems_ny a dit…

magnifique. je me posais la question sur la nature de nos rapports avec autrui. en effet nous ne pourrions vivre en société si le conflit etait central a nos relations.

Freund a dit…

Des passages entiers ont été pompés sur mon livre paru chez First "philobac pour les nulsé. La justice va être saisie

tbk225 a dit…

ok,nous te soutenons et chui sûr que c'est toi qui gagnera dans cette affaire. Bne chance et surtout merci pour tes superbes textes,explications et commentaires.